lundi 10 avril 2023

L'anecdote et le principe

« Swamiji a eu un passé ; Swamiji n’a plus de passé »  Swami Prajnanpad

(Extrait du carnet)


Une élève parle de sa « projection » de longue date sur Y, témoigne de manière convaincante des progrès accomplis par rapport à la dite projection. 

Cependant, elle explique ne pas encore bien discerner le refus  à la source de l’émotion. Du coup, elle le cherche du côté des méandres de sa psychologie, en se demandant : « au fond qu’est ce que je refuse ? » 

Bien sûr, cette projection sur Y procède de son histoire, de sa relation à ta mère, etc . X veut  que Y , figure maternelle, l’apprécie, l’aime. Si Y ne lui sourit pas, X lui en veut de ne pas  lui manifester de l’attention et de la reconnaissance, se sent à la fois déçue dans son attente, en colère contre Y, en colère contre elle même d’attendre … Et au final ce que X refuse,  c'est tout simplement ce qui est : ici et maintenant Y ne parait pas me prêter une attention particulière, elle ne me sourit pas, ne me regarde pas. 

X demande alors si elle doit "transformer ce refus en acceptation ? "

Cela peut être dit comme ça, et c’est un peu un non sens. 

On ne transforme pas le bruit en silence. On arrête de faire du bruit et le silence se révèle. Il ne s’agit pas de « transformer le refus en acceptation » mais plutôt de cesser d’entretenir et de justifier le refus, de revenir à ce qui est, sans interprétation ni élaboration. 

Allons un peu plus loin : 

Pendant longtemps, des années, nous sommes fascinés par l’anecdote (ma mère, Y sur laquelle je projette ma mère, mes attentes déçues, mes demandes, ma colère etc..) donc par notre histoire. Et nous tentons de « résoudre » la souffrance, autrement dit l’émotion, par la connaissance et la compréhension de cette histoire, voire par une expression émotionnelle (je suis très en colère contre ma mère, etc..). 

Il n’est pas faux de considérer cet aspect du travail que l’on peut qualifier de « thérapeutique » comme utile. Cela fait partie d’une certaine connaissance de la machine que nous sommes à un certain niveau, de savoir et sentir que nous en voulons à notre mère du fait d’attentes déçues, etc… et projetons cette figure sur X, Y … Ce n’est pas en soi vain et peut même participer d’un certain « progrès ». Prenant conscience de cela, je vais veiller à moins « projeter » sur X, Y … D’accord. 

La limite - considérable- de cette approche si à un moment donné on ne va pas plus loin c’est que nous ne nous intéressons qu’à l’anecdote et pas au principe. 

Or, la clé de la liberté se trouve dans l’action intérieure sur le principe - à savoir le refus de ce qui est - et pas sur l’anecdote, étant entendu que la « projection » risque fort de se déplacer ailleurs, sur un autre objet, une autre forme… 

 Ou est le refus ? Mais voyons bon sang mais c’est bien sûr, le refus est toujours le refus de ce qui est, donc de ce qui est sous notre nez, évident ! Ou est donc ce qui est, ou vais je trouver ce qui est ? Absurde ! Ce qui est est et donc est là, comme les lunettes que Nasrudin cherche partout alors qu’elles sont sur son nez. 

Il me vient une image que je trouve parlante ; comme beaucoup de guitaristes de rock-blues, pendant des années, je me suis exercé à jouer par « reproduction » : j’apprenais des morceaux et les jouais, sans en comprendre les principes, ou juste le minimum (quels accords, par exemple, mais sans même savoir comment un accord est construit harmoniquement). Je procédais donc par anecdotes successives - chaque morceau étant une anecdote. Cela m’a bien fait progresser, notamment au début, le début pouvant durer des années, mais jusqu’à un certain point. Le moment est venu où je me suis dit : « comment puis je progresser encore ? », sentant que ce n’était pas en apprenant un nouveau morceau, puis un autre, que j’allais  réellement avancer . 

C’est là que j’ai commencé à entrevoir l’intérêt de la théorie musicale appliquée : commencer à m’intéresser non plus à l’anecdote (tel morceau, tel riff, tel « plan »,  ou même telle gamme que j’utilise sans en capter la construction) mais aux principes : oui, je peux jouer une gamme apprise par cœur mais qu’est ce qu’une gamme ?

 C’est à partir de cette étude de la théorie appliquée que je commence à pouvoir non plus seulement jouer par reproduction, mais à improviser dans toutes les tonalités et sur tout le manche. Parce que je comprends les principes et les applique pour faire de la musique. 

Il me semble que vient un moment dans la pratique de la voie, où on ne va plus avancer l’œil rivé sur notre histoire mais en nous axant sur le principe : le refus crée la souffrance et le refus ne peut pas être le refus d’ autre chose que de ce qui est ici et maintenant. 


Si j’ai l’impression qu’il y a refus du passé, il s’agit en vérité non pas « du passé » qui n’a de fait aucune existence puisqu’il est mort, fini, passé comme son nom l’indique,  mais d’une pensée présente au sujet d’un « passé » -  un passé dont je peux bien sûr encore éprouver les conséquences dans le présent qui en est en partie le résultat - en partie seulement parce que le présent est ouvert, d’une certaine manière toujours vierge, neuf. 

Le présent seul est réel et il prépare l’avenir qui n’est pas encore mais sera aussi pour une part la conséquence de ce que je vais poser dans le présent. 

A ce sujet la formule de Swamiji (Swami Prajnanpad)  est lumineuse : « Swamiji a eu un passé, Swamiji n’a plus de passé ».

 Swamiji n’est pas amnésique : son histoire « personnelle » est à sa disposition et de fait il cite souvent des anecdotes de son enfance, de sa jeunesse pour illustrer un point. 

Donc, comme toute forme, Swamiji  a bien une histoire, laquelle se poursuit jusqu’à sa mort. 

Mais il n’a plus de « passé »  « passé » au sens de dynamique émotionnelle interférant avec le présent.

 Pourquoi ? Parce chez lui il n’y a plus de refus de ce qui est . 

Or, et c’est là la révélation à un million de dollars, c’est le refus du présent qui "crée" le passé en tant qu’interférence émotionnelle.  Et non l’inverse comme on le croit souvent, même si c’est en pratique complexe : oui, les blessures ressenties le long de mon histoire et qui ont cristallisé interfèrent , émettent des « signaux » dans le présent, oui. 

Et la clef ultime pour désamorcer ces signaux n’est pas de « retourner dans le passé » pour les désamorcer un à un, auquel cas si on y réfléchit un instant, aucune liberté n’est possible (peut on vider la mer à la petite cuillère ? ) mais de cesser de refuser ce qui est, ici maintenant. Le présent est d’une certaine façon comme un tout étanche. Mais le refus vient y introduire une brèche par laquelle s’engouffre en rafale « le passé ». Plus de refus maintenant, plus de passé, juste une histoire. 

Mais diront les malins, et le refus d’où vient il ? Pourquoi refuse-t-on, sinon du fait du « passé » ? 

On refuse du fait du fonctionnement de l’ego (et de son allié le mental qui est là pour justifier le refus), lequel ego, en effet, d’un certain point de vue, est "né", très tôt dans mon histoire, inévitablement. Mais au final c’est égal, car cet ego (qui cristallise chez tous et toutes, sauf exception extraordinaire et encore …) cet ego donc ne peut être déraciné, mis en cause, lâché, que dans le présent qui seul existe.

Gilles Farcet

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