jeudi 5 décembre 2024

La voie : un déséquilibre progressif et délibéré


Vient bien un point de maturation dans le travail où, d’identification lâchée en crispation détendue, on s’approche de la crispation fondamentale, à savoir du noyau même de l’ego, d’ailleurs dangereusement proche du fameux « noyau psychotique ».
A ce stade, en effet, la traversée de ce noyau s’avère telle le chameau passant par le trou de l’aiguille. Cette traversée propulse dans un en deçà des identifications. Mais attention : d’une part, elles sont susceptibles de longtemps repointer leur nez (Arnaud Desjardins parlait « du ventilateur débranché dont les pales continuent pourtant de tourner » ) ; d’autre part et encore une fois, prétendre passer directement à ce stade sans maturation préalable est, soit impossible, soit très dangereux.
C’est là qu’intervient la perte d’équilibre progressive et délibérée qui constitue une grande part du travail sur la voie.

Si l’on admet que le chemin participe de la désidentification progressive du complexe ego mental, il s’ensuit que la voie consiste en une lente et raisonnée perturbation de nos équilibres.
Non pas relatifs mais psycho émotionnels. Il n’est pas en soi nécessaire à la personne financièrement aisée, voire riche, de devenir pauvre (contrairement à ce que laisse supposer une interprétation littérale du message évangélique ) mais de ne s’identifier de moins en moins, jusqu’à plus du tout à son argent et au statut qu’il lui confère. Sachant cependant que, parfois, pas toujours, la désidentification ne peut dans les faits survenir qu’à travers un choc qui peut consister en une perte objective dans le relatif.
Le fait est que pour certains d’entre nous, tel ou tel domaine d’identification ne « lâchera » que par la perte. Telle être humain très identifié à son apparence physique ne mûrira que par le vieillissement ou la maladie qui détruit la beauté, tel autre très identifié à son statut social et professionnel ne mûrira qu’en le perdant , telle personne identifiée à une relation amoureuse ne mûrira qu’en se retrouvant seul …
Dans le principe, donc, il n’est pas intrinsèquement nécessaire de passer par la perte relative.
Reste que, d’une part, nulle existence humaine ne peut faire l’économie d’une certaine expérience de la perte ; et que, souvent, seule la perte est à même de faire trembler le sol que nous voulons croire ferme.
Notons que la plupart des humains , s’ils expérimentent bien diverses formes de perte, n’en mûrissent pas pour autant. Ce n’est pour eux que catastrophe, « naufrage de la vieillesse », faillite …
La perte ne se suffit pas à elle même en tant que facteur de maturation.
Pour être déclencheur alchimique, la perte présuppose un travail, on y revient sans cesse.

Gilles Farcet
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mercredi 4 décembre 2024

Révolution pacifique

 


Qui a dit : « tu » ne tueras pas ?

Quelle femme ? Quel homme ? Quel Dieu ?

Seul un « je » peut dire « tu » et « tu » ne tueras pas.

Quel est ce « je » origine d’une telle conscience et d’une telle loi ?

Le « je » d’Abraham, de Moïse, de Yeshoua ? Le « je » de chacun de nous, quand nous sommes en bonne santé et de bonne humeur ?

Aujourd’hui, il paraît qu’il n’y a plus de « je », seulement des « on » qui se déclarent la guerre et se terrifient les uns les autres, avec leurs machines efficaces, leurs engrenages et agrégats de violence, de peur, de colère, de plainte qui emportent le « je » loin de lui-même, loin du beau « Je suis » calme et silencieux dont on a fini de rêver.

Pourquoi parlons-nous de « révolutions » et de « gardiens de la révolution », qu’elle soit islamique, française, sioniste, américaine et autres, toutes ces « révolutions » se font dans le sang ?

La véritable révolution qui littéralement veut dire « revenir à soi », « être de retour », revenir à « je », à « Je suis » ne semble pas encore née.

N’est-ce pas faire « un pas de plus », (ultreïa disaient les pèlerins) ? N’est-ce pas aller au-delà de tous ces « on » belliqueux et de toutes ces mémoires orgueilleuses et vengeresses pour découvrir un « je » libre, capable de dire : « je » ne tuerai pas et si « tu » le veux toi aussi, « tu » ne tueras pas ; toi aussi, tu seras libre, libre d’exister sans crainte ni convoitise.

Tant que « je » n’est pas en paix, « on » ne sera jamais en paix.

Encore une évidence que tout le monde sait et que personne ne fait.

Il faut un « je » pour le faire, « on » ne le fera pas à notre place.

 Jean-Yves Leloup, Décembre 2024

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mardi 3 décembre 2024

Ligne courbe

- Oui, l’Occident a développé la raison, qui a façonné un mode de pensée dit cartésien, basé sur la
séparation de tous les composants. En cela il néglige le vivant qui englobe tout. Il y a du lien partout, et le lien est porteur d’information, même s’il n’est pas visible. Chaque espèce vivante est porteuse d’information qui se transmet, cela la rend créative en puissance.

L’ajout de deux éléments crée un tout plus vaste que la simple addition des deux initiaux séparés. Plus on laisse le silence nous envahir, plus on peut vérifier la subtilité et le mystère de la vie. La vie n’est pas une ligne droite qui se termine. C’est un cycle. Tout est cyclique : le jour, la nuit, les saisons. Rien ne meurt, tout se transforme. Où est la ligne droite dans la nature ? La vie est courbe, souple, car elle vient de l’eau. Regardez les formations nuageuses, les dépressions, les courants marins, les traces des astres, la formation des continents… La souplesse d’un bébé, d’une tige avec son bourgeon, et la raideur de ce qui s’apprête à mourir. Celui qui vérifie cela s’entraîne à garder l’esprit souple, léger. L’homme est fait pour évoluer à travers le cycle des vies et des renaissances. Il est partie intégrante d’un tout dont il ne soupçonne pas l’intelligence.

Extrait du livre à paraître "L'évidence retrouvée" de Yannick David

Pour renseignement : https://www.simply-crowd.com/produit/levidence-retrouvee/

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lundi 2 décembre 2024

L’Homme est son corps !

La place du corps sur la Voie tracée par K.G. Dürckheim ?

" La place que je donne au corps ? C'est la place qui est la sienne : la première !"

Graf Dürckheim n'est pas le seul à promouvoir l'importance de l'identité corporelle de l'être humain et son investissement dans des pratiques et des techniques permettant à chacun de vivre de façon plus juste et mieux intégrée.

Arnaud Desjardins : "Pour réaliser la conscience libre des limitations il faut accomplir d'abord tout un travail sur le corps".


Eckhart Tolle : "Ne fixez pas votre attention ailleurs que sur le corps lorsque vous cherchez la vérité car vous ne la trouverez nulle part ailleurs".

André Comte-Sponville : "Le corps ! Un peu de matière organisée, et spécialement celle qui nous constitue : ce serait l'objet dont je suis le sujet. Mais— si l'âme et le corps sont une seule et même chose — comme dit Spinoza, le corps est à lui-même son propre sujet ; le moi ne le dirige qu'autant qu'il en résulte ".

Spinoza : "Si nous opposons ce qu'on appelle le corps à ce qu'on appelle l'esprit, c'est parce que nous n'avons pas une connaissance suffisante du corps".

LE CORPS !

De quel corps s'agit-il ?

Habituellement nous pensons et disons : j'ai un corps. Comme si le corps était une – chose - possédée par un - moi -.

Est-ce le corps-objectivé dans le domaine des science médicales ; est-ce le corps-outil engagé dans un travail ; est-ce le corps-machine auquel Descartes fait référence en le comparant aux horloges ; est-ce le corps-idéalisé qui fait la une des magazines ; est-ce le corps-tatoué qui préfère l'apparence à la réalité ; est-ce le corps-divisé restreint aux mains de l’artisan, aux jambes du marathonien, au souffle du trompettiste, au poignet du chef d'orchestre ou à la musculature fabriquée de l'adepte du body-building ?

À peine étais-je arrivé à Rütte que Graf Dürckheim m'a fait une remarque qui m'a embarrassé.

"Il est clair que vous faites preuve d'un savoir discursif assez large sur ce que j'appelle — le corps que l'homme A —, mais je dois vous dire que vous ne savez encore rien concernant ce que j'appelle — le corps que l'homme EST —


Après six années d'étude centrées sur le corps considéré comme étant la somme des éléments qui le composent, j'étais décontenancé. Au point d'avouer, immédiatement, que je ne comprenais pas cette différence. En souriant, Graf Dürckheim me dit " Il est normal que vous ne comprenez pas, parce que ce n'est pas à comprendre. Il suffit de VOIR ce qui distingue ce que dans la langue allemande nous désignons par le mot -Kôrper- et ce que nous désignons par le mot -Leib-."

Graf Dürckheim tend un bras et m'invite à regarder sa main." Voilà la main que j'ai ! Elle a plus de soixante-dix ans d'où, privilège de l'âge, de l'arthrose à chaque articulation. Vous savez mieux que moi que la main est composée de phalanges qui prolongent la paume et est constituée d'os, de muscles, de nerfs, d'artères, de veines... mais maintenant regardez !"

Ensuite, il tend les mains, comme on peut le voir sur la photo ci-dessus, et me dit : "Ce que vous voyez est une action qui engage le corps vivant que je suis dans sa globalité et son unité.

Pour le corps que nous sommes, la main n'est pas quelque chose qui prolonge le bras.

La main ? C'est l'homme qui donne ! La main ? C'est l'homme qui reçoit ! La main ? C'est l'homme qui touche, qui caresse, qui empoigne, qui étreint."

Leib ! c'est aussi et fondamentalement le corps qui exprime et révèle les valeurs de l'être : le calme intérieur, le silence intérieur, la sérénité, la confiance, la simple joie d'être.

En pensant j'ai un corps (Körper), l'homme se coupe de sa vraie nature, de son être essentiel.

Les premiers exercices que nous proposons au Centre permettent à chacun de passer de l'idée illusoire : j'ai un corps, à l'expérience immédiate que : corps je suis. Les séances individuelles de Leibtherapie, - cette autre moitié de la thérapie qui ouvre sur l'expérience d'une réalité trop souvent ignorée, notre propre essence - peuvent changer la manière de voir, de pratiquer et d'enseigner des techniques comme le Yoga, le Tai-Chi ou les arts martiaux issus de la tradition japonaise.


Jacques Castermane

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dimanche 1 décembre 2024

Visage intérieur


 Découverte, dans les fondations de Notre-Dame de Paris, d’un Christ du jubé sculpté vers 1230. J’imagine le choc des archéologues tombés nez à nez avec lui. Son visage ne me quitte plus depuis que je l’ai vu. C’était l’époque des Beaux Dieux qui embellissaient ceux qui les contemplaient à mesure qu’ils y reconnaissaient l’image du Dieu qu’ils portaient en eux.

Pauline de Préval

Pauline de Préval : « Les cathédrales nous fascinent car tout en elles proclame que nous ne sommes pas que des atomes assemblés par hasard, voués à consommer avant d’être consommés par des vers »

Photo Hamid Azmoun / INRAP

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samedi 30 novembre 2024

Pelure à pelure...


 "À notre époque, le cerveau ne fait plus la différence entre la perception de ce qui menace la survie et la perception de ce qui menace l’ego, il déclenche la même réaction : lutte, fuite ou paralysie.

L’ego est un oignon formé d'innombrables pelures identitaires. Chaque pelure est ajoutée aux précédentes en fonction du caractère unique qu’elle confère à une personne. Elles sont fabriqués par un processus neurologique - une sorte d'usine biologique - que l'on appelle processus d'identification."

Serge Marquis - Le jour où je me suis aimé pour de vrai

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jeudi 28 novembre 2024

Joindre...

 


Réfléchissant au lien subtil entre deux personnes qui s’attirent et qui s’aiment, ne serait-ce que pour un temps bref, une intuition m’a fait rechercher dans mon dictionnaire étymologique les racines de mots tels que « conjuguer », « conjugal », « conjoint ». Et mon pressentiment s’est révélé juste : adossé au préfixe « con- » qui vient du latin cum et rend les notions d’« avec », d’« ensemble », ces mots ont pour racine le latin jugum, « joug », qui a donné jungere, «joindre» et conjugare, «unir, attacher». 

Le sens fondamental est donc le fait d’attacher deux bœufs sous le même joug afin qu’ils tirent ensemble leur charge. En cherchant plus loin, l’ensemble s’éclaire d un jour nouveau : le mot jugum vient lui-même de la racine sanscrite yug ayant la même signification : « atteler à l’aide de joug, joindre, unir ». De là le mot «yoga», qui désigne aussi bien la maîtrise du psychisme, des sens et des passions qu’il faut discipliner comme des chevaux fougueux attelés à un char que l’aspect plus spirituel, voire religieux, de l’union ce l’être individuel avec le principe de toute chose, l'énergie divine.

Nous savons par ailleurs que l’hindouisme défini plusieurs sortes de yoga : le hatha-yoga - cette « gymnosophie » ou « gymnastique de sagesse » comme l’appelaient les Grecs du temps d’Alexandre le Grand, étant celle des exercices physiques et postures complexes centrés sur la respiration ; le bhakti-yoga, sur l’amour et la dévotion ; le jnâna-yoga, sur la connaissance et l’étude ; le karma-yoga sur la vie quotidienne et le destin... tous n’en faisant en fait qu’un seul, le yoga de l’existence, celui de l’union de l’être avec la vie et son principe.

En cela, la relation de deux êtres qui conjuguent leurs énergies et leurs sentiments s’apparente directement au yoga inventé quatre mille ans avant notre ère pour joindre, unir le ciel et la terre au sein de chaque personne. Vue sous cet angle, la relation conjointe et amoureuse prend un sens nouveau qu'il est bon de méditer pour la faire évoluer, encore et toujours, dans son sens juste !

Extrait de "Une journée, une vie" de Marc de Smedt
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mardi 26 novembre 2024

Que veux-tu ?

 QUE VEUX-TU ? 


Cette question est souvent la première que pose un.e maître.

En apparence banale, elle a le tranchant du diamant à qui a la maturité pour l'entendre. Elle est terrible, ou même terrifiante si l'on prend la mesure de sa profondeur. Elle ne souffre aucune réponse alambiquée, rationalisée, floue, bien présentable. On n'enfume pas cette question, ni le questionneur. 

Dans les entretiens spirituels, le fait d'obtenir une réponse sincère, authentique, ajustée, entière, est déjà un premier grand accomplissement pour tout le monde. 

Très rares sont les pratiquant.e.s qui sont au clair avec cette question. Alors avant d'arriver à cette réponse vraie, que de circonvolutions et cécités de toute sorte ! 

Bien involontaires et souvent inconscientes. Pour préserver le système de défense qui protège l'idéal du moi tout en étranglant la partie la plus vivante et vibrante qui cherche à émerger.

Oui, sauf que le système de défense sait, ou pressent, les multiples petites morts auxquelles l'idéal du moi va devoir être confronté, et personne n'aime mourir n'est-ce pas ?

Les tenailles du démon de la perfection de l'image de soi lâcheront. Elles se briseront comme des chaînes. Qu'elles sont. 

Mais il en faudra du cœur et de l'intensité (Feu), tempéré par l'Eau d'une forme de nettoyage profond, pour que fonde le froid Métal qui encercle mécaniquement et sans intelligence (Terre), le germe du Renouveau et du mouvement de Vie (Bois).

Alors on continue.

Et en attendant, on nourrit chaque parcelle de vie identifiable, avec douceur, mais avec méthode.

Et un jour, l'air et l'espace, enfin. Le miracle, presque toujours inattendu. Apparition en appui doux sur la subtilité multiple de tous nos petits efforts.

Et le mouvement. La danse. La musique. L'évidence. 

Et plus de question.

Fabrice

lundi 25 novembre 2024

Rien n'est médiocre

 


Ce qui est appelé le bonheur absolu et ce qui est appelé un esprit ordinaire sont égaux ; l'un n'est pas un état supérieur à l'autre. J'avais l'habitude de dire à mes enfants : "Devenez amis avec la médiocrité". Vous pouvez trouver la parfaite illumination simplement en lavant la vaisselle. Il n’y a rien de plus spirituel que cela. Quelqu’un peut passer trois ans à méditer dans une grotte, et votre pratique qui consiste à simplement laver la vaisselle tous les jours équivaut à cela. Pouvez-vous aimer l’équilibre, l’harmonie à balayer le sol ? Cette harmonie est le succès ultime, que vous soyez un pauvre ou un roi. Vous pouvez y parvenir d'où que vous soyez. Il n’y a pas de trompettes qui retentissent ; il n'y a que la paix. La paix réside dans l’ordinaire. Ce n'est pas plus loin que cela.
 

~ Byron Katie - A Mind At Home With Itself

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dimanche 24 novembre 2024

Manger et sourire



S’asseoir à table et manger en compagnie d’autres personnes est une occasion d’offrir un authentique sourire d’amitié et de compréhension. C’est très facile, mais peu de gens le font. Pour moi, l’aspect le plus important de la pratique est de regarder chaque personne et de lui sourire. Quand des membres d’une même famille ou d’une communauté sont assis ensemble sans pouvoir se sourire, la situation est vraiment critique. À la fin du repas, prenez quelques instants pour constater que vous avez terminé, que votre bol est vide maintenant et que vous êtes rassasié.

C’est une autre occasion de sourire, d’être reconnaissant pour le repas que vous avez pris, qui vous a nourri et qui vous soutient sur le chemin de l’amour et de la compréhension.

Thich Nhat Hanh - extrait de Vivre en pleine conscience - Manger

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samedi 23 novembre 2024

Ce petit rien qui fait toute la différence

 De mon temps… Voilà que je me mets à parler comme les aînés ! C’est ma balance qui me donne cette nostalgie d’avant. Celle que j’utilise pour peser les ingrédients du gâteau que je prépare. Le chocolat fond déjà au bain-marie. Il me faut 180 g de sucre en poudre, que je battrai avec les jaunes d’œufs. Cent quatre-vingts grammes, précisément. J’allume la balance, je place le cul-de-poule, soustrais la tare et verse le sucre jusqu’à ce que les chiffres indiquent le poids voulu. Au gramme près. Merveille de la technologie qui simplifie la vie. Pourtant je regrette les balances d’avant. Celle de mon enfance plus particulièrement.


Une Roberval avec un socle en fonte

Dans la cuisine de mes grands-parents, sous les casseroles en cuivre accrochées au mur jauni, trônait une balance ancienne. Une Roberval avec un socle en fonte, deux plateaux en laiton, et une aiguille centrale qui cherchait la verticale. À ses côtés, une boîte en bois foncé, dans laquelle était encastrée une série de poids. Ils étaient tous différents, rangés du plus petit au plus grand. Chacun portait, gravée dans le laiton, l’indication de sa masse. Le plus lourd pesait 500 g, le plus léger 1 g.

Ma grand-mère gardait par ailleurs deux poids plus imposants, en fonte, marqués de 1 et 2 kg. Elle les utilisait quand on rentrait de la cueillette des fruits pour peser notre butin, avant de le transformer en confitures et clafoutis. Agglutinés autour d’elle, nous attendions de savoir quelle quantité de cerises, de cassis ou de groseilles nous avions ramassée. Si le poids nous décevait, on accusait toujours le même d’en avoir trop mangé. Mais nos doigts tachés et nos bouches barbouillées trahissaient chez tous le même forfait.

Trouver l’équilibre


Nous avons joué souvent avec la balance, loin du regard des grands. Nous voulions tout peser. La plus grosse pomme du verger, le quignon de pain durci, l’escargot recroquevillé dans sa coquille, la pierre plate trouvée dans la rivière, le livre dont on arrachait quelques pages pour voir quelle différence cela faisait. Et les chaussettes de ma cousine, lâchées sur le plateau en se pinçant le nez.

Ce que nous aimions surtout, c’était trouver l’équilibre. La stabilité parfaite des plateaux, quel que soit l’objet évalué. La première masse posée donnait une idée du poids. Parfois le plateau s’enfonçait jusqu’à la garde, quand la charge était surévaluée. On rajustait, choisissant une masse inférieure dans le boîtier. L’aiguille se redressait doucement. On tâtonnait, ajoutait les plots de laiton l’un après l’autre, on en retirait, on recommençait, jusqu’à ce que les plateaux s’alignent. À notre plus grande satisfaction. Moi, j’aimais utiliser les plus petits poids. Surtout celui de 1 g. Il ne pesait presque rien, mais c’était lui qui faisait toute la différence.

La somme des petites joies

Ce gramme m’a appris le poids des tout petits riens. Ceux qui, parfois, font pencher la vie. Qui rivalisent avec les lourds fardeaux déposés sur le plateau. Pas pris isolément. Mais ensemble. La somme des petits poids, la somme des petites joies, qui apporte l’équilibre. Conduit à l’harmonie. Et puis parfois, l’âme s’émancipe des lois de la physique. Elle ignore le concept de masse. Dans ces moments-là, l’infime est capable de compenser un poids immense.

Ce tout petit porte en lui bien plus que son poids. Il apporte l’espérance.

Anne-Dauphine Julliand

(source : La Vie)

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