Cette nuit, j’ai fait un rêve. J’avais passé une de ces journées d’été, entre lumière et ombre, quand les nuages poussés par le vent qui nous arrive tout fringuant des hauts plateaux dessinent des paysages contrastés sur les grandes prairies et, les obscurcissant un moment, anticipent le sombre des grands sapins en hiver. Puis le ciel se dégage et l’on se reprend à croire que l’été, cette fois-ci, pourrait durer indéfiniment… Nous avons nettoyé le potager et fait des bouquets pour égayer chaque pièce. Nous avons discuté et ri, je ne sais plus pourquoi, par simple amitié peut-être, pour le plaisir d’être ensemble dans la beauté du jour ; puis ce fut une soirée de recueillement derrière les murs épais qui nous protègent des peurs de la nuit.
Dans mon rêve, je me retrouvai sur une plage : j’en fus ravie ; au fin fond de mes montagnes, j’ai parfois la nostalgie du bruit des vagues, de ce murmure incessant que je crois retrouver dans le chant des pins dansant dans le vent. Une belle plage blonde, avec un petit amas de rochers pointus avançant dans l’eau, pour nous rappeler qu’ici aussi la nature peut être belle et féroce à la fois. Je contemplais avec un ravissement presque hypnotique le scintillement de la mer, ombre et lumière au rythme des flots, quand il me sembla discerner des formes sous la surface, formes sombres se balançant doucement, de plus en plus nombreuses alors que le bruit des vagues, devenu fracas menaçant, emplissait mes oreilles. Je fis quelques pas, dépassant la limite d’algues et de coquillages des hautes eaux, et plissai les yeux pour mieux voir sous l’éclat du grand soleil, qui maintenant me brûlait la nuque, desséchait ma gorge, semblait happer toute l’eau de mon corps pour n’y laisser que les tendons et les os. Et je les vis.
Yeux grands ouverts, mains tendues, ils étaient là ; jeunes hommes aux larges épaules prêts à toutes les tâches ; femmes à la fine silhouette, dont certaines çà et là soutenaient leur ventre, mains posées avec tendresse sur la vie à venir ; des enfants aussi, des tout-petits, et des gamins qui auraient dû être en train de jouer dans une cour de récréation avec délice, avec ces rires qui toujours réveillent la joie dans notre cœur ; et quelques vieillards aux traits marqués de trop de fatigue, de trop de chagrins. Ils étaient tous là, visages clos, sans larmes ni colère ; juste là devant moi, tous ceux qui ont disparu en mer, noyés, étouffés, assassinés ; morts de soif, de misère et de souffrances. Ceux qui se sont embarqués sur des rafiots qui prenaient l’eau et ont disparu sans trace à des centaines de kilomètres de cette plage ; ceux qui sont presque arrivés, après des jours d’angoisse, mais ne connaissaient ni les courants ni les rochers, et leurs corps ont disparu dans les profondeurs de l’océan ; enfin ceux qui arrivent trop tard, dont les corps sont rejetés sur cette belle plage... Ils sont tous là, devant moi.
Et voilà un enfant, avec cette soudaineté des rêves ; les pieds dans les vagues, arrière-petit-fils, peut-être, venu d’un futur qui me restera inconnu, il regarde avec intensité ces corps qui flottent. Il me prend la main, me tire un peu dans l’eau, les vagues mouillent mes pieds nus, et il se tourne vers moi. Il me regarde, de ce regard clair d’enfant qui ne tolère pas le mensonge, et me demande : « Savais-tu ? » Et je ne peux que baisser les yeux de honte.
Source La Vie
dimanche 4 septembre 2011
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