EMOTION ET « POSSESSION » (extrait du "carnet")
« L’émotion n’est jamais justifiée » - Swami Prajnanpad
NB : le terme « émotion » est ici employé selon le sens spécifique que lui donne Swami Prajnanpad qui distingue l’émotion du sentiment.
La puissance de l’émotion …Ce fait, ce simple fait, évident, et cependant rarement vu, à la portée si peu mesurée : l’émotion, quand elle prend possession de nous, est si impérieuse, si dictatoriale …
A la vérité, sa force de persuasion est immense, donc d’autant plus redoutable.
Il n’est pas exagéré dès lors qu’on prend toute la mesure de ce phénomène si banal, de parler de « possession » car c’est exactement de cela dont il s’agit.
Dans le cas bien entendu de « l’émotion » au sens très précis et spécifique que donne Swami Prajnanpad à ce terme.
Dès l’instant, donc, où une émotion, quelle qu’elle soit, de quelque nature qu’elle soit, sur quelque sujet et thème qu’elle porte, quel que soit son ou ses déclencheurs « à l’extérieur » - c’est à dire dans le courant des « conditions et circonstances » de l’existence- , dès l’instant, donc, où l’émotion survient en moi, en ma personne, je suis littéralement « possédé ». Un démon prend possession de moi, de mes facultés.
Mon intelligence, mon cœur et jusqu’à mon corps physique sont « pris », réquisitionnés pour ainsi dire, mobilisés au service d’une force aveugle et mensongère qui m’ordonne de réagir : intérieurement, en entretenant des pensées inutiles et fausses, même si basées sur des fragments de « vrai » , extérieurement, extérieurement en posant des pseudo actions que je ne pourrai que regretter ensuite, ; avec les conséquences desquelles, en tout cas, je ne serai pas en paix.
Tout cela étant, il n’est donc pas excessif de parler de « possession », de puissance « démoniaque ».
Il ne s’agit pas du tout de diaboliser l’émotion, de se juger en tant que sujet susceptible d’être possédé par elle, d’entretenir l’idée fausse (elle même relevant de l’émotion) que ce serait « mal » d’être pris par ce phénomène psycho- physique … Au final, le diable lui même n’a pas à être diabolisé ! Il fait son job et le fait très bien, voilà tout.
Et quelle puissance, quelle emprise … dont l’immense majorité des humains n’est tout bonnement pas consciente !
C’est bien là la force du diable : il est le « prince de ce monde » mais presque personne ne le sait, ne prend la mesure de son règne … "Ne nous induis pas en tentation" …
Si ce que j’écris s’applique à un être humain sérieusement investi sur ce que nous appelons la voie, enraciné dans une pratique solide et soutenue, qu’en est il, d’abord de toutes celles et ceux qui se veulent « sur la voie » mais dont la pratique est encore faible, peu solide, occasionnelle et partielle ? Et ensuite de l’immense masse des humains qui n’ont même pas idée de la nature et du rôle de "l’émotion" ?
Voilà bien l’un des secrets les mieux gardés au monde… L’une des dimensions les plus « ésotériques » de ce que nous appelons la voie, et qui cependant est là, exposée à la vue de tous. Un « secret » si flagrant, si « public », qui saute tellement aux yeux … qu’on ne le voit pas ! Et donc qu’on n’en tient pas compte, ou si peu …
Si ce n’est pas de la « diablerie » ….
Eh oui, la vérité, si simple et effrayante, c’est que quasiment tout le monde vit, existe, fonctionne, travaille, aime, « décide »… en proie à l’émotion, autrement dit sous l’emprise d’une force à la fois immense et insoupçonnée.
Papa et maman sont dans l’émotion, mes petits camarades sont dans l’émotion, mon chef est dans l’émotion, mes subordonnés sont dans l’émotion, mon conjoint, ma conjointe est dans l’émotion, mes enfants sont dans l’émotion, mes frères et sœurs sont dans l’émotion, mon député est dans l’émotion, mon président et mon premier ministre sont dans l’émotion, le tyran psychotique qui joue avec le bouton nucléaire est dans l’émotion, le curé est dans l’émotion, l’imam aussi, et le rabbin et le swami hindou plein de zèle et le moine bouddhiste gonflé au calme … Même le néo védantin qui serine à longueur de journée qu’ « il n’y a personne » est dans l’émotion.
L’Histoire (la « grande ») comme mon histoire (ma « petite » histoire) est pour l’essentiel une succession d’émotions et donc de réactions, bien entendu justifiées, argumentées jusqu’à plus soif … « Un conte plein de bruit et de fureur, raconté par un idiot et qui n’a aucun sens », comme l’a si bien et une fois pour toutes dit l’ami William (Shakespeare).
Vue depuis le point « neutre » , il n’y a pas de « petite » et de « grosse » émotion. Tout au plus des degrés.
Oui, le malheureux ou la malheureuse qui cèdent à la violence, le tyran persécuteur, le criminel endurci, sont possédés par une « émotion » a priori plus « grosse » et aux conséquences plus dommageables que celle qui m’étreint quand j’en veux bien banalement à mon conjoint, à mon ami, à mon voisin et nourris quelques pensées négatives à leur égard … Oui.
Et l’émotion est l’émotion.
Sachant que comme le dit si bien le proverbe, les petits ruisseaux font les grandes rivières. Au fond du bourreau, du tyran, du criminel, du « méchant », il y a, au départ, des émotions toutes ordinaires, certes récurrentes, ressenties jusqu’au traumatisme irréparable à l’échelle d’une existence.
Chaque fois que je collabore avec l’émotion prenant possession de ma personne - étant entendu que, pendant longtemps, je n’ai pas le choix et c’est bien là un aspect de la tragédie - «Life, what a tragedy ! - Swami Prajnanpad »- je participe activement, que je le « veuille » ou non à la maladie de l’ensemble.
Chaque fois que, me réveillant - mais par quelle grâce ? De par quel travail ayant cristallisé en moi ?- je cesse de collaborer, je participe à la guérison.
Oui, il est possible, peu à peu, par une pratique soutenue, rigoureuse, bienveillante et fervente , d'émerger de la toute puissance de l'émotion, autrement dit de "mon" monde. Là réside l'authentique "sagesse", la réelle "liberté", l'"éveil" digne de ce nom - autre chose qu'une expérience, fût elle bouleversante.
Et, voyons le en face : l’immense majorité d’entre nous, y compris gagné aux "idées" spirituelles, aime, mange, prie (allusion à un beau titre d’un joli film) possédé par l’émotion …
Gilles Farcet
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