lundi 21 juin 2021

Le jour de la nuit

 

Le nouveau livre d’Alain Galatis, au titre oxymorique, commence par un récit saisissant : le chapitre « Ordonnateur du chaos » nous raconte une expérience originelle, vieille de vingt ans environ, vécue par l’auteur. À la fois très simple et très troublante : marchant derrière un inconnu, Alain s’aperçoit soudain que sa conscience s’est extraite de l’individu qu’il pensait être pour s’amplifier, au point de s’agréger à celle du marcheur dont il ne se sent alors plus séparé. Ce qu’il avait lu dans les livres de sages devient sa propre réalité : « Appréhension d’une unité des phénomènes et du caractère atemporel de l’instant présent. » Cette appréhension fut très brève mais ensuite vécue de nouveau et approfondie, jusqu’à permettre une discrimination constante entre le fait de vivre l’événement et celui de l’interpréter.
Mais alors, se demande l’auteur, pourquoi sont-ils si peu nombreux, ceux qui font, parallèlement à l’existence commune, l’expérience de cette unité pourtant si accessible à chacun d’entre nous ? Pourquoi l’événement en tant qu’« impensable », « foudroyant » comme un « soleil éblouissant », échappe-t-il à notre perception ? Pourquoi la fable de notre conscience individuelle dissimule-t-elle la « conscience de l’être » qui est notre seule consistance réelle ? Pourquoi diable prenons-nous les histoires que nous nous racontons, c’est-à-dire des fictions, pour la réalité, alors que celle-ci est si simple, aveuglante d’évidence ? Pourquoi donc persistons-nous à ordonner le chaos, à le perpétuer ? Pourquoi, finalement, dissimulons-nous sous d’innombrables énigmes la seule question qui mérite d’être posée : « Qu’est-ce qui existe ? » et qui contient son corollaire : « Qu’est-ce qui n’existe pas ? »
C’est un fait : au lieu d’opérer cette distinction coupante comme la clarté, nous préférons continuer à nous laisser envoûter, aspirer par le vortex d’illusions que pourtant nous créons. Et ne voyons pas à quel point cela nous plonge dans le pire des chaos… Notre malaise constant n’en est-il pas le signe ?
S’ensuivent trois autres chapitres, tout aussi prenants.
« Le jour de la nuit », qui donne son titre à l’ensemble du livre, est déroutant, vertigineux. Il évoque dans une prose poétique la dissolution de l’illusion ultime du chercheur spirituel qui se croyait pourtant bel et bien arrivé au but en se percevant comme « fondu dans le paysage » : « La grande révélation est donc très simple : il ne s’est rien produit. Son expérience extraordinaire n’en était pas une. Il n’y a strictement rien à chercher. Il n’y a strictement rien à changer. »
« La nuit espiègle » revêt une autre forme : celle d’aphorismes qui, tels des koans japonais, court-circuitent nos habitudes de penser et creusent encore davantage le lit de la poésie pure. En voici quelques-uns, à savourer : « Par la raison brûler toutes les maisons. » « Le réel est inhumain. » « Tu es autrui, pour le meilleur et pour le pire. » « Il fallut faillir. » « La mélancolie est l’ombre portée de ce qui est. » « Trempe les lèvres. »…
Enfin, « L’homme croit que ce qui n’existe pas existe » referme la boucle avec le premier chapitre. Non pas vraiment enfin : il s’agit d’une boucle infinie, comme le ruban de Moëbius. Les paragraphes ne s’enchaînent pas, ils cherchent plutôt à déchaîner notre manière de percevoir. Sans concession, sans pitié, les phrases martèlent ce qu’obstinément nous refusons de voir : « A peine une illusion tombe-t-elle dans les flammes qu’elle se relève démultipliée en cent nouvelles illusions. Hydre monstrueuse écrasant toute vaine tentative de rébellion. » Nous redoutons de toutes nos forces de remettre en cause le socle qui fonde notre individualité. Ce faisant, nous critiquons le chaos, sans cesse, autour de nous, sans nous rendre compte un seul instant que nous le créons et l’alimentons sans trêve.
La conclusion n’est qu’un commencement : « Personne ne t’appelle et personne ne t’attend. Seul, tu dois te réveiller. Tu dois te lever et sortir dans la nuit noire. » Ce ne sont pas les toutes dernières phrases de ce livre mais elles pourraient l’être : elles en délivrent la quintessence.
Un livre impressionnant, décapant, renversant !
Sabine Dewulf
Le Jour de la nuit, d’Alain Galatis, éditions Originel-Accarias, 2021, 122 pages, 14 €.



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dimanche 20 juin 2021

Rouge et rond comme une cerise...

 L'arrivée des premières cerises ouvrent le champs à des réflexions mélancoliques sur le temps qui passe et la force des liens familiaux.

Chaque année, les premières cerises me rendent rêveuse et nostalgique... Les reflets rubis des grosses cerises burlat, le panaché rose et jaune des bigarreaux, mais surtout le rouge pâle de ces petites griottes rabougries, juste un noyau, à peine un coup de dent autour, et chanceuse encore si on ne tombe pas sur un ver, fort mécontent d'être dérangé dans son déjeuner.

Pff, pff, je recrache tout, je trépigne un peu... « Jette-la, grand-mère, jette-la ! » « Mais non, mon petit, c'est parce qu'elle est délicieuse, cette cerise, qu'il l'a choisie ! » « Grand-mère, je ne veux pas manger de ver, c'est dégoûtant d'abord. » Mais grand-mère sourit, indulgente, pour ce qu'elle considère des caprices de petite fille choyée et citadine.

Le regard d'un enfant de 7 ans


Les cerises, pour elle, c'est un cadeau du printemps, une surprise ardemment attendue, des journées lumineuses dans les difficultés de la vie... « On grimpait sur l'arbre, vois-tu, et on en mangeait, on en mangeait... » Je regarde cette vieille dame, plutôt ronde, qui marche si mal, et je ne la crois pas. Comment serait-ce possible... Je n'ai pas spécialement réfléchi à la question mais c'est tout à fait évident que, même si moi, je change, si je grandis, si je ne suis bientôt plus une enfant, imaginez 7 ans ! l'âge de raison.

Mes parents ont toujours été vieux, parce que ce sont des parents, c'est logique, et ma grand-mère a toujours été extrêmement vieille et a passé sa vie assise dans un fauteuil au soleil dans son petit bout de jardin. Elle a toujours eu cette peau douce toute rose, ces joues un peu froissées que j'aime embrasser, des cheveux blancs tout ébouriffés et des yeux qui se plissent pour mieux me regarder : « Comme tu as grandi ! », me dit-elle chaque fois que j'arrive. Je ne le dis pas, mais je trouve cette remarque un peu bête, les petites filles, c'est fait pour grandir, est-ce qu'elle ne le sait pas ? « Mais tu as déjà eu des petites-filles, grand-mère, tu sais bien que je vais devenir une grande ! »

Un refuge dans ma vie

Aujourd'hui, c'est jour de fête, premières cerises, et un sourire encore plus joyeux que d'habitude ; elle tourne et retourne les fruits dans ses mains, les regarde en transparence, en respire le parfum et sourit : « On se rendait malades, comme tous les gosses, et notre mère nous tirait les cheveux quand on revenait, le tablier tout tâché, la figure toute barbouillée. C'est que les cerises, c'était pour les vendre ; on les rangeait bien proprement dans un panier, et on se mettait au bord de la route. Et gare si on revenait sans argent, et avec une bouche toute rouge ! »

Je n'écoute pas grand-chose parce que je n'imagine même pas de quoi elle parle : jamais mes parents ne m'ont tiré les cheveux, jamais ils ne me laisseraient partir toute seule au bord d'une route, jamais je n'ai mangé de cerises qui n'aient pas été auparavant triées et lavées. Ce que je veux, c'est me blottir contre elle, sentir son souffle sur mes cheveux, ses bras solides autour de moi, sa main qui caresse ma joue.

Ce que je veux, c'est qu'elle soit là, qu'elle me dise que tout va s'arranger, même si je commence à ne plus la croire toujours. Mais elle est un refuge dans ma vie, une certitude, un rempart que, doucement, les jours émiettent, sans que je m'en rende compte. Elle fut mon premier grand chagrin. Aimer, être aimée. Aimer longtemps après que la personne aimée a disparu. Un amour qui continue à nous emplir, un amour rouge et brillant, un amour rond comme une cerise.

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Nonne bouddhiste, Joshin Luce Bachoux anime la Demeure sans limites, temple zen et lieu de retraite à Saint-Agrève, en Ardèche. Auteure de Tout ce qui compte en cet instant chez Points Vivre, et Une saison en méditation, au Cerf.

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vendredi 18 juin 2021

Joyeux anniversaire Arnaud !

 


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Acceptation de soi...

 


« Quand, dans l’enfance, on nous a proposé une perfection que nous ne pouvions pas incarner, nous avons été divisés et nous nous sommes sentis défaillants par rapport à un idéal qui aurait été en fait flatteur pour notre vanité et nous aurait permis de nous sentir aimés et admirés par nos parents et notre entourage. Nous en arrivons donc à nous détester nous-mêmes d’être ce que nous sommes ou, selon une manière bien erronée de nous exprimer, de « n’être que ce que nous sommes ». Si j’étais autre – tout cela remonte à l’enfance -, je me sentirais tout le temps aimé, jamais critiqué, jamais refusé, et, qui plus est, admiré. Il y a scission entre ce que je voudrais être et ce que je suis, alors qu’en vérité, à chaque instant, je ne peux être que ce que je suis. Sur la base de cette division, qui n’a aucune valeur spirituelle et qui conduit au non-amour de soi, je ne peux pas progresser. Un être divisé ne peut pas croître, évoluer. Un être unifié inévitablement progresse.


C’est un point vraiment essentiel de ne surtout pas confondre l’amour heureux pour soi-même avec l’amour propre, la vanité ou la susceptibilité qui sont au contraire des marques flagrantes de non-amour de soi. Parce que je ne peux pas m’aimer moi-même tel que je suis, je deviens très vulnérable à l’admiration, à la louange ou, au contraire, à la critique. Nous pouvons bien sûr nous sentir déroutés au premier abord par un enseignement qui nous demande de nous aimer nous-même alors qu’on nous a toujours dit qu’il fallait s’oublier soi-même pour aimer les autres et que tout le mal venait justement de ce qu’on s’aimait soi-même au lieu d’aimer les autres. Par un étrange paradoxe, nous trouvons tout à fait normal qu’un sage nous aime d’un amour inconditionnel et absolu mais, nous, nous ne pouvons pas nous aimer parce que nous ne sommes pas ce que nous voudrions être ou ce que, selon les modèles qu’on nous a proposés, nous devrions être.

Il faut, d’une manière ou d’une autre, réussir à se pardonner complètement et à s’aimer soi-même inconditionnellement grâce à l’ensemble de toutes les pratiques d’une voie. »

Extrait de "Les formules de Swâmi Prajnânpad"

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mercredi 16 juin 2021

Un parfum d'émotion

 


Si l'on trouve un moyen de se débarrasser des émotions négatives dont tout le monde s'accorde à reconnaitre qu’elles ne peuvent pas contribuer à notre bonheur, pourquoi néanmoins ne pas garder toutes les émotions positives ? La raison en est que l'on ne peut éliminer les unes et garder les autres parce qu’elles proviennent de la même source : le mental et son refus de la vérité.
Telle est l'origine de toute émotion : une pensée - souvent imperceptible - qui conteste ou interprète la vérité de l'instant. La pensée qui précède l'émotion négative consiste à dire que les choses ne devraient pas ou n'auraient pas dû arriver. Et Swâmiji apporte une nuance à ce sujet. Le mental ne considère pas que ce qui arrive dans l'instant est mal mais anormal. Et il conteste cette pseudo-anomalie. La pensée qui précède l'émotion positive, quant à elle, consiste à dire que ce qui arrive aurait pu ne pas arriver. Cette distinction illusoire produit un effet de dilatation. L’effet est bien réel (l’émotion positive), mais il repose pourtant sur une pure fiction. Et comme ce type d'émotion est ressenti comme agréable, il est bien difficile de concevoir qu’il n’est pas souhaitable.
Que l’émotion soit positive ou négative, de manière identique dans les deux cas, il y a le jeu mensonger d'une comparaison. Le paradoxe est que, tout en reconnaissant l'inanité de la comparaison (les « devrait » ou « aurait pu »), l'attachement à l’émotion persiste. Et la conviction de toute la fausseté de l’ensemble n'est pas encore arrivée à maturité.
Un jour, lors d'un entretien, Arnaud m'a illustré ce point de la manière suivante :
Si l’on vous dit que pour les rhumatismes, il faut prendre des bains en y mettant de l'eau de Cologne, que cela vous coûte cher et que vous apprenez ensuite que c’est inutile, vous arrêtez tout de suite. Si vous étiez convaincu de l'inutilité de l'émotion, elle cesserait tout de suite.
L’ego préfère souffrir que mourir.
La cristallisation, c’est la cristallisation de la conviction.
Une instruction qui ne convainc qu'à 99 % est égale à zéro.

LA SPLENDEUR DU VRAI
Eric Edelmann / Éditions Le Relié

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mardi 15 juin 2021

Fleurissement de l'instant

 

"Ils ont fait de toi une image, ils ont fait de toi une idole, ils ont fait de toi une Église. Moi, je fais de toi un coquelicot, l'étendard minuscule de l'éternel, le fleurissant par surprise."
Christian Bobin, du livre "Le Christ aux coquelicots"



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dimanche 13 juin 2021

Comment vivre l'écologie intégrale, par Adrien Louandre

 Fils de militants communistes, Adrien Louandre est devenu amoureux du Christ et de l'Évangile. Il nous donne les clés de l'écologie intégrale pour face à la catastrophe écologique, sociale, spirituelle et économique que nous traversons.



Dans Laudato si', le pape exhorte à « écouter tant la clameur de la terre que la clameur des pauvres ». Une vraie approche écologique doit ainsi répondre à toutes les pauvretés : intellectuelles, sociales, spirituelles, environnementales...

1. Penser par soi-même

Lorsque la mondialisation gomme la singularité des esprits, lorsque l'éthos capitaliste forme non des citoyens, mais des consommateurs, quoi de plus écologique et démocratique que d'apprendre à penser par soi-même ? Rendons la « philosophie populaire » (Diderot), et, ce, dès le plus jeune âge. En cela, l'association Savoir être et vivre ensemble (SEVE), qui forme des animateurs en philosophie pour les enfants et les adolescents, a tout compris.

2. Voir la vie intégralement

Parler d'écologie intégrale, c'est voir la vie intégralement : dans ce qu'elle a de plus difficile aussi. La tentation du suicide est l'une de ces réalités douloureuses - je la connais de près. Au Forum international des jeunes, organisé par le Vatican en 2019, j'ai fait une intervention sur ce sujet encore tabou : « Comment crier aux autres jeunes qui ont voulu en finir que le Christ est ressuscité ? Que cela change leur vie ? Qu'ils sont aimés à la folie, même s'ils ne le sentent pas ? »

3. Sus au naturalisme cartésien !

Il ne suffit pas de s'émerveiller devant la Création : il faut l'aimer, à l'exemple de François d'Assise, mon saint de prédilection. Il est temps de casser ce naturalisme cartésien selon lequel il y aurait la nature d'un côté, et de l'autre les hommes. Nous faisons tous partie de la Création. Nous sommes tous frères - n'est-ce pas, sœur poule ? (rires). Et, parce que nous le sommes, nous devons nous battre les uns pour les autres.

4. Vivre l'Évangile radicalement

La conversion écologique est donc d'abord une conversion éthique et spirituelle. L'Évangile nous appelle à lutter pour la justice dans tous les domaines de l'existence. Revenons à sa radicalité !

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source : La Vie

samedi 12 juin 2021

Force en soi...

 


«Intérieurement, je n’ai pas le moindre intérêt à tenir tête crânement à tel ou tel persécuteur. Ils ont bien le droit de voir ma tristesse et ma vulnérabilité de victime désarmée.
Je n’ai nul besoin de faire bonne figure aux yeux du monde extérieur.
J’ai ma force intérieure et ça suffit, le reste est sans importance".
Etty HILLESUM ❤
15.01.14 - 30.09.43 - Auschwitz

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vendredi 11 juin 2021

Alignement lumineux

 


Il y a eu une éclipse solaire hier. On l'appelle "l'anneau de feu". Lorsque la lune passe devant le soleil, elle le bloque entièrement, et le halo de lumière a inspiré ce nom.

Nous savons que le diamètre de la lune est 400 fois plus petit que celui du soleil. Comme la lune est 400 fois plus proche de la terre, son diamètre apparent est presque le même.

Une grande partie de la compréhension de la vie est une question de position, d'alignement, de temps et de perspective. Nous essayons d'aligner les choses en notre faveur. D'une certaine manière, c'est tout ce dont il s'agit dans le Taijiquan et le qigong : aligner notre corps de manière à améliorer le flux d'énergie. L'alignement aux événements est souvent le seul génie dont un taoïste a besoin : nous faisons la bonne chose au bon moment.

Lorsqu'il s'agit d'évaluer les événements et nos émotions, nous devons être plus circonspects. En ce qui concerne cette éclipse, elle nous amène à nous demander : ce à quoi nous sommes confrontés est-il vraiment aussi important que nous le pensons ? L'importance est-elle réelle ou illusoire ? Nous pensons peut-être que nous sommes bloqués, mais cela peut être à la fois temporaire et moins important qu'il n'y paraît. Nous devons être sûrs avant de réagir. Et peut-être que ce n'est qu'une question d'attente. Après tout, par la métaphore d'une éclipse, il n'y a rien que nous puissions faire à part attendre qu'elle passe.

Parfois, on peut avoir l'impression que notre accès au divin est bloqué. Mais ce n'est jamais vrai. Tout comme le soleil est toujours là, la lumière de la spiritualité est toujours là.

En ce sens, une éclipse n'est définitivement qu'un phénomène qui ne peut diminuer le moins du monde la lumière du soleil. De la même manière, les catastrophes ne doivent pas nécessairement être des menaces réelles. Nous pouvons y faire face. Nous pouvons voir au-delà. Et nous pouvons être sûrs que le malheur n'obscurcit jamais le Tao lumineux.



Traduction d'un post de Deng Ming-Dao

par Fabrice Jordan

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