jeudi 26 septembre 2013

Des poètes en temps de détresse par Michel Séonnet

Regardant tout ce monde aller et venir place Saint-­Sulpice, à Paris, à l’occasion du marché de la Poésie, me revenait la vieille question du poète allemand Friedrich Hölderlin : « Pourquoi des poètes en temps de détresse ? » Oui : à quoi bon des poètes dans le brouhaha des informations quotidiennes qui se succèdent et s’effacent l’une l’autre sans que l’on ait eu le temps d’en prendre vraiment la mesure ? Que vaut un poème face aux unes des journaux, à la vie difficile, aux violences subies, chômage, séparations ? Que vaut un poème au royaume des valeurs boursières ?

La semaine précédente, dans un autre de ces hauts lieux de la poésie, à Coaraze, près de Nice, j’avais animé une rencontre avec le poète marocain Mohammed Bennis. Dans son recueil Lieu païen, qu’il vient de publier (L’Amourier), il écrit :

Les poètes peuvent-ils exister
sans une fraternité qui les réchauffe
le long des sentiers perdus
Que peuvent-ils protéger
sinon la sève du chant

Il s’en était expliqué en disant qu’au-delà de toute recherche de beauté ou de sens, le poème est le lieu où la langue joue sa propre survie. Partout, la langue est bafouée, ramenée à la portion congrue d’un vocabulaire limité, d’expressions banalisées facilement commercialisables. Le poème est le lieu où la langue résiste. Il est tout à la fois un conservatoire de langue et un laboratoire d’inventions, de propositions. De la même manière que les recherches les plus pointues dans les sciences physiques mettent en évidence des éléments qui serviront à la vie commune dans 30 ou 50 ans, de même le poète, aussi discret qu’il soit, quel que soit le peu de cas qu’en font les médias, concocte les modulations d’une langue qui conditionnent la vie future de notre langue commune.

L’homme et la langue, c’est tout un. La Bible regorge de paroles qui mettent en avant la force de la parole dite. L’univers est né d’un poème, suggèrent certains sages du judaïsme. C’est en tout cas ce que je crois entendre à la lecture du magnifique psaume 17, où les mystères de la Création sont intimement liés à la magie des mots qui le disent.

À la liste de bonnes intentions que nous nous formulons au fil de l’année, il conviendrait, je crois, d’ajouter celle de lire régulièrement un poème. À chaque fois, nous en reviendrons plus riches d’un peu de langue, nous ­en serons un peu plus humains.

Michel Séonnet
http://petitspointscardinaux.net/
(source : La Vie)