jeudi 16 août 2018

L'évolution de l'idée du bonheur avec Frédéric Lenoir (2)


Tout le monde souhaite-t-il être vraiment heureux ?

L'aspiration au bonheur est universelle. Dans toutes les cultures, on retrouve l'idée de pouvoir savourer l'existence, de chercher une satisfaction globale et durable. On en parlait déjà dans l'Épopée de Gilgamesh, un texte datant de 2600 avant Jésus-Christ ! La quête du bonheur est profondément inscrite dans l'être humain, mais elle peut prendre des modalités différentes. En Occident, certains préfèrent le plaisir intense au bonheur, la passion amoureuse à un état de sérénité amoureux, au motif que le bonheur les ennuie. En vertu d'une idée romantique, ils préfèrent vivre intensément, quitte à beaucoup souffrir. Dans certains mouvements spiritualistes, grandes religions ou courants philosophiques, le bonheur sur terre n'apparaît pas comme le but suprême. Il se trouve au ciel, dans le royaume de Dieu. Jésus renonce à son bonheur sur terre en acceptant la crucifixion, mais il sait qu'il ressuscitera. Si la finalité ultime est le bonheur dans l'au-delà, cela justifie l'idée de faire des sacrifices. C'est le pari de Pascal ou la vision de Socrate : le but de l'éthique n'est pas forcément d'être heureux, mais d'avoir une vie bonne, fondée sur la justice et le respect des autres. C'est malheureusement aussi la vision des terroristes qui pensent accéder au paradis en tuant des infidèles.


Comment évolue l'idée dans l'histoire ? 

La notion apparaît dès la Mésopotamie et l'Égypte ancienne, puis est théorisée par les penseurs grecs entre le VIe et le IIIe siècle avant notre ère. Ils nous expliquent comment atteindre cette vie heureuse. Comment bien orienter sa vie par la raison, trouver un bonheur à l'intérieur de soi. Il est en nous, par le regard que l'on pose sur la vie, et non dans l'ajustement du monde à notre désir. On retrouve la même conception de la sagesse en Orient avec le bouddhisme. Il faut travailler sur son esprit pour être heureux et ne pas dépendre des aléas de l'existence. Avec l'avènement du christianisme, le bonheur est reporté à l'au-delà. La notion de salut prend le dessus. Avec la Renaissance, le mot retrouve de sa force. On renoue avec la conception grecque. Puis retour en arrière au XIXe siècle : le romantisme associe le bonheur au confort bourgeois. La philosophie du devoir fondée sur le système de Kant vise l'éthique, pas l'état de satisfaction global. Elle revient dès la Seconde Guerre mondiale dans les sociétés occidentales à la faveur du développement de l'individualisme et de la crise des grandes idéologies collectives. Elles ont échoué à faire le bonheur de l'humanité. Les religions qui nous promettaient la félicité dans l'au-delà sont aujourd'hui en crise, comme la science. Dans ce contexte, on se recentre sur soi-même, on cherche à s'accomplir, à se réaliser. On s'intéresse à nouveau aux philosophes grecs, à Spinoza, au bouddhisme, à la psychologie, aux démarches de développement personnel.
Nous sommes dans un monde où si nous ne sommes pas heureux, nous sommes des ratés.

Aujourd'hui, l'injonction au bonheur n'est-elle pas trop forte ?

Nous sommes en effet dans un monde où si nous ne sommes pas heureux, nous sommes des ratés. Cette recherche d'accomplissement de soi, en dehors de toute contrainte collective, devient lourde à porter. Cela demande une grande exigence de connaissance de soi-même. Beaucoup se sentent écrasés. Ce sentiment est bien décrit dans le livre du sociologue Alain Ehrenberg la Fatigue d'être soi. Dépression et société (Odile Jacob, 1998). La maladie psychique dominante n'est plus, comme du temps de Freud, la névrose – le conflit entre le ça et le surmoi –, mais la dépression. Il est devenu trop difficile d'être soi, de choisir, de se réaliser. On tombe dans un état de tristesse chronique.

à suivre
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