lundi 14 juillet 2014

Apparition de Christian Bobin


Dieu c'est nous... Une étrange apparition...



La journée s’était conclue par une étrange apparition au buffet de la gare de Lyon où je buvais un verre de vin. Levant la tête, j’ai regardé dans le miroir, et tout d’un coup je me suis rencontré : je me voyais du dehors comme il est impossible de se voir. Je regardais ce monsieur qui, semble-t-il, revenait avec moi. C’était curieux : il avait sur ses traits une détermination et aussi quelque chose d’inachevé. Sur son visage, la moindre émotion s’écrivait en plein jour comme sur les visages en argile des bébés. J’ai cessé de le regarder pour ne pas le gêner. J’ai bu une gorgée de Sancerre et perdu mes yeux dans la lecture du journal qui se fanait déjà. Les yeux du monsieur qui était moi menaçaient de rouler en tous sens. Vraiment curieux. Quelques minutes auparavant dans un taxi, le chauffeur s’était mis à me parler de Dieu. Je lui avais répondu. La conversation s’était poursuivie pendant tout le trajet – une théologie vivante coupée de rires. La voiture, à l’arrivée à la gare, était remplie par les roses, les soleils et les tigres de notre échange. Par instants, l’homme me citait le Coran en arabe, puis me le traduisait, soulignant certains mots d’une main qui, lâchant le volant, battait des ailes. Nous sommes des cadavres, monsieur, me disait-il. Et les cadavres, ils ne savent pas si celui qui les approche est bon ou mauvais. Mais un cheval, lui, il sait. Si un homme de cœur vient vers lui, le cheval éclate de rire, monsieur. Et si c’est un diable, il recule. La bonne surprise, c’est pour après la mort – pourquoi la craindre puisque nous sommes des cadavres ? Nous avons parlé des âmes, de la pauvreté et des interdits. Je lui ai dit que si Dieu, par les haut-parleurs des textes sacrés, énonçait des interdits, ce n’était que pour nous protéger et donc pour se protéger, lui, puisque Dieu c’est nous. Une ivresse angélique nous prenait tous les deux. Paris devenait aussi lumineux qu’une clairière. Je regardais les couples dans les rues. Les mains des amoureux, quand elles croisent leurs doigts, chacune capturant l’autre, on dirait une corbeille de ciel. À l’arrivée, j’ai laissé un pourboire à mon frère en délires célestes. Il s’est tourné vers moi, son visage n’était que vérité quand il m’a dit : chaque fois qu’un client me donne un pourboire je ne le garde pas pour moi, je le donne à un pauvre. Et c’est quelques minutes après cette extase que dans le buffet de la gare j’ai entrevu le monsieur qui était moi dans la glace, son visage d’argile mouillé par toutes sortes de sentiments, vaguement affolé. Une tête encore dans les mains du potier, pas finie. Je n’en dis pas plus. Je crois bien qu’il est là, dans ma maison. Je ne veux pas le déranger. Il écrit sur sa journée à Paris.