mercredi 22 juin 2011

Rencontre entre Matthieu Ricard et David Servan-Schreiber


David Servan-Schreiber: «Il faut s’accrocher jusqu’au bout»

RENCONTRE | Sans pathos, avec une sérénité socratique, le neuropsychiatre, auteur du best-seller Anticancer, parle de son combat contre la maladie qui le rattrape


© BOUET/SIPA/DUKAS | David Servan-Schreiber, photographié en 2004 à Paris dans l’appartement familial, en compagnie de Titus son chat abyssin

Eve Roger, Le Nouvel Observateur | 18.06.2011 | 00:01

Rendez-vous à 18 heures dans l’appartement familial des Servan-Schreiber, à Neuilly. Après quelques minutes d’attente, David entre dans le petit salon où se déroulera l’interview, accompagné de ses deux frères, Emile et Franklin. Malgré sa jambe gauche paralysée, le neuropsychiatre parvient à avancer. Franklin, derrière lui, soulève la jambe de son frère avec sa propre jambe. Belle image que ce ballet fraternel, deux hommes au même regard bleu intense, soudés comme des siamois. David Servan-Schreiber, pantalon beige, chemise et pull bleu clair, s’installe dans un fauteuil, le bras gauche immobilisé dans une écharpe. Près de lui, Emile et Franklin, ainsi que Catherine, son attachée de presse et amie depuis la publication de Guérir, en 2003.
Matthieu Ricard, moine bouddhiste et écrivain, habite au Népal dans l’Himalaya. Ce jour-là, il profite de son séjour parisien pour venir saluer David Servan-Schreiber, son ami depuis dix ans. Tous deux de formation scientifique, ils partagent la conviction que la méditation a des effets positifs sur la santé mentale et physique.
Comment allez-vous aujourd’hui? Comment vous sentez-vous?
(David Servan-Schreiber parle en chuchotant, très lentement, au rythme du stylo de l’intervieweuse sur le bloc-notes.) Je me sens bien. Je suis content d’être là, avec vous, et d’avoir cet entretien, avec le soutien de Catherine.
Comment a évolué votre état de santé depuis un an?
Il y a un an, tout allait très bien. J’acceptais des voyages, des conférences… Je jogguais encore, je jouais au squash plusieurs fois par semaine. J’allais assez souvent me promener dans Paris avec ma femme, Gwenaëlle. On préparait une semaine de vacances ensemble, au Portugal. J’avais accepté de participer à Lisbonne à une grande conférence mondiale sur la résistance au processus de vieillissement. J’y suis allé seul finalement et, pendant trois jours, j’ai pensé à la mort. C’était une espèce de séance méditative qui m’a fait du bien.
Vous pensiez à votre propre mort? Existe-t-il dans ce cas-là des pensées qui rassurent ou qui consolent?
La première idée qui console, c’est qu’il n’y a rien d’injuste dans la mort. Dans mon cas, la seule différence, c’est le moment où cela arrive, pas le fait que cela arrive ( ndlr: il a fêté ses 50 ans en avril ). La mort fait partie du processus de vie, tout le monde y passe. En soi, c’est très rassurant. On n’est pas détaché du bateau. Ce n’est pas comme si quelqu’un disait: «Toi, tu n’as plus de carte, tu ne peux plus monter.» Ce quelqu’un dit simplement: «Ta carte s’épuise, bientôt, elle ne marchera plus. Profites-en maintenant, fais les choses importantes que tu as à faire.»
Quelles sont-elles, ces choses importantes qui restent à faire?
Déjà, dire au revoir aux gens qui sont sur le bateau et qu’on aime. Ensuite, dire pardon à ceux à qui il faut dire pardon, et s’entendre dire pardon de ceux dont on a besoin qu’ils nous disent pardon.
Vous l’avez déjà fait? Ça a marché?
Pas toujours… Je peux essayer avec Catherine si vous voulez! (Elle rit.)
Pourquoi faut-il se dire au revoir?
C’est très important, même si c’est assez lourd. Il faut prendre rendez-vous avec quelqu’un en lui disant: «J’ai des choses importantes à te dire», et le moment venu, annoncer: «Il faut que je te dise au revoir.»
Dire au revoir plusieurs fois, c’est une façon de dédramatiser ce moment?
Oui, c’est une façon de ne pas donner aux autres le sentiment qu’on les attire dans un piège. Même si c’est un peu vrai…
On ne sait pas toujours comment réagir avec une personne qui vous annonce une maladie grave. Quelles sont les paroles qui sonnent juste?
Je pense que c’est beaucoup plus facile que ce que l’on se raconte. Il faut dire des choses qui manifestent que la personne est importante pour nous, qu’on a envie d’être là pour l’accompagner. Le plus simple, c’est de mettre un bras sur son épaule et dire: «Je suis désolé d’apprendre ça, vraiment, cela me fait beaucoup de peine.» Il faut que ce soit sincère. Généralement, ça l’est.
Ces paroles-là vous consolent?
Non, on ne peut pas se consoler avec cette histoire, mais ça me rassure, oui.
Pourquoi avez-vous voulu écrire ce livre?
(On sonne à la porte d’entrée.) Le plus important dans la situation que je vis maintenant, c’est de se mettre au carré. De prendre le temps de réfléchir à certaines choses: qu’est-ce qu’on se dit? Comment on se le dit? Comment on s’y prend quand on est devant le mur? Même quand on y a réfléchi comme moi depuis longtemps, même quand on l’a enseigné comme moi, même quand on a écrit dessus comme moi, cela reste une véritable épreuve.
Cela vous aide d’y avoir réfléchi avant? 
C’est incomparable. (Entre Matthieu Ricard.) Salut, Maître! (Matthieu Ricard lui caresse l’épaule et s’installe dans une chaise à côté de lui.) Bienvenue. Tu viens d’où?
Matthieu Ricard (Chuchotant à son tour.) J’étais en Corse, et avant ça, j’étais au Népal et un peu partout. Je continue…
DSS (Reprenant.) Cela m’a aidé à ne pas me sentir pris de court, c’est déjà énorme. La première fois (sa tumeur au cerveau a été diagnostiquée en 1992, il avait 31 ans), je me suis senti très démuni, j’avais le sentiment d’être à poil dans un champ, avec des chasseurs de chaque côté, prêts à tirer. (Il se tourne vers Matthieu Ricard.) Ce n’est pas une image très bouddhique. Aujourd’hui, je suis à poil dans un champ avec des tireurs de chaque côté, mais je suis plus préparé. Cela fait longtemps que je savais que ça allait arriver. Et puis j’ai accompagné des amis à travers le champ.
Bernard Giraudeau, par exemple?
Je l’ai accompagné, mais pas totalement. A la fin, il était trop loin. J’étais moi-même malade, c’était trop compliqué de garder le lien. Il y en a eu d’autres, mais il ne faut pas trop faire de pathos non plus et transformer cela en séances de Grand-Guignol!
Votre dernier livre est aussi une défense de votre méthode «Anticancer» qui insiste, à côté des traitements conventionnels, sur l’importance de l’alimentation, de l’exercice physique et du contrôle du stress dans la lutte contre la maladie…
Je ne voudrais pas que ce qui m’arrive jette un doute sur ma méthode. Je suis censé être Monsieur Anticancer qui fait tout bien – ce qui est vrai d’ailleurs –, et paf!, c’est moi qui fais une rechute. Les gens peuvent se dire: «Si même lui, il n’y arrive pas, comment est-ce que moi, je peux faire?»
Que dites-vous à ceux qui douteraient d’«Anticancer»?
Je leur dis que c’est légitime qu’ils se posent la question. Personnellement, je n’ai aucun doute sur le fait que les méthodes d’«Anticancer» ont un impact majeur pour renforcer les défenses naturelles du corps contre cette maladie, ainsi que bien d’autres d’ailleurs. La science qui soutient ça est solide. Mais il faut savoir deux choses. La première, c’est que je n’ai jamais promis de traitement miracle. Il n’y a pas de traitement miracle contre le cancer, qui est une maladie très difficile. La deuxième, c’est qu’il ne faut surtout pas arrêter les traitements conventionnels: ils ne sont pas efficaces à 100%, mais ils sont essentiels, car ils réduisent la progression de la maladie, voire la font reculer, parfois très nettement. Et ce n’est pas parce qu’on a un copain chez qui la chimio n’a pas marché qu’on va se mettre à crier partout que la chimio ne marche pas! Je leur dis enfin qu’il faut s’accrocher jusqu’au bout parce qu’il y a des traitements qui ralentissent le processus du cancer.
Le programme «Anticancer» a-t-il ralenti la progression de votre tumeur?
Si vous me le demandez, je suis convaincu qu’«Anticancer» a joué un rôle important dans le fait que je survis au cancer depuis maintenant dix-neuf ans, alors qu’au premier diagnostic mes chances n’étaient que de six ans. Je n’ai pas fait d’étude sur 1000 personnes en double aveugle avec un contrôle placebo pour prouver que cela marche. Je ne suis qu’un cas clinique. Mais même mon cancérologue a fini par aller dans mon sens. Lors d’un rendez-vous en janvier dernier, il m’a pris par le bras et m’a dit: «Ecoutez David, tout ce que vous faites à côté, c’est quasi certain que ça marche. Alors, quoi que vous entendiez, quoi qu’on vous dise, ne lâchez pas.» J’étais très fier.
Avez-vous des regrets au sujet de votre mode de vie? 
Moi, je suis passé à côté d’«Anticancer». J’ai vraiment cru que manger comme il fallait – du curcuma, des oignons… – m’autorisait à être moins vigilant sur le stress dans ma vie. Je pensais que quinze minutes de yoga et de méditation tous les matins suffisaient. Mais cela ne contrebalance pas le fait que parcourir trois villes européennes dans la même journée, avec une conférence à chaque fois, c’était trop. Je pense aujourd’hui qu’il faut commencer par maîtriser les sources incessantes de stress.
Vous avez des regrets?
Non.
C’est paradoxal…
Je dirais… ambivalent.
En quoi ce livre vous aide-t-il, vous porte-t-il?
Je suis mieux depuis que j’ai recommencé à écrire. Ecrire engage un processus incroyable: il transforme une expérience personnelle difficile et douloureuse en une contribution qui, avec un peu de chance, sera universelle et chaleureuse. L’idée que mon expérience peut aider d’autres personnes me fait beaucoup de bien. Ce n’est pas gagné, mais il y a une vraie chance, je l’espère. (Il croise les doigts.)
Vous écrivez qu’il ne faut jamais baisser les bras. Quels sont vos espoirs aujourd’hui?
L’espoir se situe clairement dans la combinaison des thérapies conventionnelles et des thérapies complémentaires. Il a été prouvé que certains traitements classiques marchent d’autant mieux qu’ils sont associés à des thérapies complémentaires.
Matthieu Ricard, quand on est au pied du mur, tout près de la mort, que dit la philosophie bouddhiste?
Matthieu Ricard Comme le disait David, la mort est tellement essentielle qu’il faut s’y préparer afin que ce ne soit pas un choc. Le fait qu’un bouddhiste réfléchisse constamment à la permanence et à la mort n’a rien de morbide. C’est au contraire une façon de donner de la valeur à chaque instant qui passe. Dans un ermitage, un ermite va retourner tous les soirs son bol comme si c’était la dernière fois qu’il l’utilisait. Ce n’est pas pour s’attrister mais pour signifier que chaque moment est de l’or fondu qui coule doucement.
Avez-vous dit au revoir à votre ami, David Servan-Schreiber?
Matthieu Ricard On peut s’épargner ça quand même, non? Je ne suis vraiment pas sentimental de ce point de vue-là. Dans le monde où je vis, dans l’Himalaya, cela se fait dans la simplicité, sans pathos! Si le moment est venu, on accompagne la personne avec des conseils spirituels, avec une présence d’amour, d’amitié. Mais faire des sentiments, «ah! mon cher ami, comme je t’ai aimé», ce n’est pas le moment! C’est le moment de trouver le calme et la sérénité. On demande notamment aux gens de ne pas pleurer, de ne pas hurler pour ne pas troubler la personne qui s’en va. Ce moment, quand il arrive, doit se faire comme un prolongement de la pratique spirituelle et pas comme un arrachement. Le monde n’est pas injuste parce que l’on meurt à un moment ou à un autre. Et puis c’est la qualité de la vie qu’on mène jusqu’au dernier moment qui compte. En fait, la mort est l’aboutissement d’une belle vie.
Vous êtes d’accord David Servan-Schreiber? On ne peut pas réussir sa mort si on n’a pas réussi sa vie?
On le peut, mais c’est plus compliqué. C’est plus simple si on a donné un sens.
On peut se dire au revoir plusieurs fois, Robert Laffont, 2011