dimanche 20 mars 2011

Etre quelqu'un chaque jour avec Alexandre Jollien

Alexandre Jollien est un philosophe et écrivain né en 1975 à Savièse, en Suisse. Son dernier livre, Le philosophe nu, est paru au Seuil.


Jules Renard a écrit : « Il est plus difficile d’être un honnête homme huit jours qu’un héros un quart heure. » Et il est peut-être plus difficile de progresser petit à petit, de persévérer doucement, que d’initier de tonitruantes révolutions. « Devenir soi-même », « être quelqu’un », « réussir sa vie », « faire quelque chose de son existence », voilà quelques-unes de ces pesantes injonctions qui peuvent peser sur une personnalité aujourd’hui, lui interdisant tout semblant de médiocrité et condamnant plus d’un à n’être qu’un loser. Dans la valse des médias, haut lieu de l’éphémère, un certain éloge de l’héroïsme tend à disqualifier toute vie rangée, tranquille, sans hauts faits.


Toute société a ses modèles. La nôtre, me semble-t-il, exacerbe l’extraordinaire, le toujours plus, l’exploit. La dictature de la réussite peut même se cacher derrière les plus louables idées. Ainsi celle de résilience. Dans le courrier que je reçois, depuis ­quelques mois, plus d’un correspondant se présente comme résilient. Rappelons d’abord le concept, la résilience est la capacité de rebondir, de ne pas se laisser terrasser par l’épreuve, de faire face en un mot. La notion vient heureusement contredire tant de préjugés qui enferment l’individu dans son malheur, qui rigidifient les déterminismes et qui nous plongent in fine dans le désespoir et le découragement. Non, un enfant battu ne battra pas nécessairement sa descendance. Une personne handicapée ne vivra pas fatalement à l’écart du bonheur. Bref, ici est mis l’accent sur la formidable faculté d’adaptation dont peuvent faire preuve les hommes et les femmes, même meurtris. La lueur d’espoir ainsi apportée est des plus salutaire.


La conversion du regard congédie tout fatalisme et nous délivre des dégâts de la résignation. Cependant, Jules Renard vient rappeler un danger, celui de l’héroïsme d’un jour, d’une réussite de surface. La résilience tient du marathon plus que du 100 mètres. S’en sortir ne se conjugue qu’au présent, nul acquis, jamais de réserve. Tout se joue dans l’acte, mille et une fois répété. La référence qui m’a toujours troublé est celle de Primo Levi. Un homme échappe au camp de concentration, trouve la force de survivre dans des conditions extrêmes et, une fois dehors, plus de 40 ans après, lorsque la vie semble avoir repris un cours plus doux, voilà qu’il choisit, selon toute apparence, de se donner la mort. Choisir ne convient peut-être pas, car peut-on vraiment parler de choix quand le désespoir nous pousse à accomplir ce geste ultime ?


Primo Levi me rappelle avec force la nécessité de s’engager, de persévérer. Il m’interdit de regarder en arrière ou de trop me braquer sur le futur. Aujourd’hui, je vais m’en sortir. À cette fin, je puis faire un pas, juste un petit pas, celui de ce jour. Je sais que, jamais, je ne pourrai m’installer dans quelque sécurité. Je devine aussi que si résilience il y a, elle se reçoit et se bâtit d’instant en instant. Je n’ai que très peu de marge de manœuvre dans cette histoire sinon celle-ci : persévérer et bien m’entourer. Mais ai-je vraiment le choix de persévérer ? Voilà peut-être l’authentique héroïsme du quotidien : maintenir le cap, avancer, progresser un petit peu chaque jour. J’estime les sportifs d’élite, les artistes, les aventuriers et les inventeurs. Mais la prouesse qui emporte toute mon admiration est celle d’une vie qui gagne du terrain loin de l’amertume et de l’égoïsme et qui découvre dans l’épreuve autant d’occasions de devenir plus libre et léger.