lundi 6 octobre 2008

Saisir et puis ouvrir les mains


"Saisir, saisir le soir, la pomme et la statue,
Saisir l'ombre et le mur et le bout de la rue.

Saisir le pied, le cou de la femme couchée
Et puis ouvrir les mains. Combien d'oiseaux lâchés

Combien d'oiseaux perdus qui deviennent la rue,

L'ombre, le mur, le soir, la pomme et la statue.

Mains, vous vous userez

A ce grave jeu-là.
Il faudra vous couper
Un jour, vous couper ras."


(Jules Supervielle, "Saisir", Le Forçat innocent, 1930)

Hier matin, nous étions avec Daniel Morin, en Belgique. C'était l'heure de la méditation guidée. A la faveur de ses paroles, j'ai senti les pensées s'apaiser. Je me suis rapprochée de moi-même. La simplicité était là, dans l'immobilité de l'espace et du silence... Et lorsque Daniel a dit : "Laissez venir et puis surtout laissez partir...", ces vers de Supervielle me sont revenus en mémoire, dans leur netteté. Sans cesse, nous saisissons, pour nous rendre compte ensuite qu'il faut bien lâcher un jour parce que tout passe, tout nous fuit entre les doigts. Nous ne possédons jamais rien. Tout nous traverse continuellement. Dans nos mains crispées, il ne reste en réalité que des ombres de proie. Et pourtant, nous recommençons à "saisir". Il faudra un jour couper les mains, qui sont ici les métaphores du désir s'appropriant les choses et les êtres, de toute sa violence. Trancher les mains du diable... Pourquoi fermer, pourquoi serrer les mains, les poings ? Il est tellement plus juste de délivrer les choses et les êtres qui nous entourent, de les laisser vivre leur vol d'oiseaux libres. De leur permettre de redevenir à nos yeux ce qu'ils sont réellement. De les laisser être. Accompagner leur vol, sentir leur fluidité, oui. Mais les laisser être. Ce faisant, en lâchant prise, c'est nous-même que nous libérons. Les épaules se détendent, un ruisseau de paix s'écoule. La maison du moi s'ouvre au silence, au mystère, comme le dit la fin du long poème intitulé "Saisir" :



"Que tes mains s'ouvrent et laissent
S'échapper force et faiblesses,
Que ton coeur et ton cerveau
Tirent enfin leurs rideaux,
Que ton sang s'apaise aussi
Pour favoriser la nuit."

Prisonnier au berceau par Christian Bobin

Couverture du livre audio Prisonnier au berceau
© Mercure de France Durée : 2h (2CD audio)
Prix coffret 16 Euros
Cet ouvrage a reçu le Prix handi-livres du Meilleur livre lu 2006, décerné par la Mutuelle Intégrance.

En voici un extrait :





Christian Bobin.
Né en 1951 au Creusot, Christian Bobin est un enfant solitaire aimant la compagnie des livres. Après des études de philosophie, il travaille pour des bibliothèques et des musées, puis en tant que rédacteur à la revue Milieux. Ses premiers textes, caractérisés par leur brièveté, sont publiés dans les années 1980 aux éditions Brandes, puis chez Fata Morgana. En 1992, les éditions Gallimard publient Le très bas, un livre consacré à Saint François d'Assise. Cette parution marque le début d'un grand succès auprès de la critique mais aussi d'un large public. Usant de mots très simples, soigneusement choisis, Christian Bobin s'adresse directement à l'âme de ses lecteurs.

"Pendant plusieurs dizaines d'années, je n'ai eu qu'une meurtrière pour voir la vie : un rectangle ouvert sur le ciel pur. Ma vue s'est faite à cette exiguïté : j'appris à trouver dans le vol aigu d'une hirondelle ou dans l'interminable dérive d'un nuage les nourritures nécessaires à ma joie." Christian Bobin pendant l'enregistrement du livre audioChristian Bobin a grandi au Creusot, "ville aux usines dormantes". Enfant solitaire, il est longtemps resté à l'ombre de la maison familiale, comme si un ange l'empêchait de s'en éloigner. C'est donc de la fenêtre de sa chambre que ce voyageur immobile a découvert le monde. Et en contemplant la nature, le ciel, la lumière, il a appris à capter les beautés essentielles cachées dans l'ordinaire. Après la lecture, Christian Bobin répond aux questions d'Aurélie Kieffer, journaliste et présidente de l'association Lire dans le noir.
En enregistrant son livre, Christian Bobin a vécu "une expérience étrange et grave, qui aide à comprendre un peu mieux ce qu'est l'âme". L'écrivain a été très attentif à restituer la musique de ses mots. La lecture est suivie d'une plage musicale : un extrait du disque de Daniel Grosjean, "Le cycle des familles", que Christian Bobin écoutait lorsqu'il écrivait cet ouvrage.
Autre bonus, Lire dans le noir vous propose un entretien avec Christian Bobin. Il y livre ses impressions d'enregistrement, revient sur le sens de son livre, et décrit les photos qu'il avait choisies pour illustrer la version papier de Prisonnier au berceau.
En couverture du livre audio : une photo d'Edouard Boubat. Le photographe avait travaillé avec Christian Bobin et ses images reflètent parfaitement l'univers de l'écrivain. (Graphisme : Christophe Vincenzi