mercredi 29 janvier 2020

Dites-leur de viser haut ! (2)

par Gilles Farcet (suite)

…. Si les « éveillés » et témoins plus ou moins auto proclamés d’une « néo spiritualité » paraissent pousser comme des champignons en Europe et en Amérique du Nord, les « amis spirituels » dignes de ce nom, dûment formés par une sérieuse ascèse (par « ascèse » il ne faut pas entendre la pratique d’austérités et autres mortifications mais une « saddhana », un travail structuré mené dans le temps sous la conduite d’un guide disposant de « moyens habiles ») se font de plus en plus rares. Peut-être parce que c’est une chose de donner quelques conférences et séminaires pour un auditoire vis à vis duquel aucun engagement n’est pris, et que c’en est une autre, une toute autre, que de devenir l’associé intime d’une personne dans son combat contre l’illusion sous toutes ses formes, à travers les vicissitudes de l’existence concrète abordée comme l’ashram par excellence.

C’est une chose que de dispenser la bonne parole, c’en est une autre, une toute autre, que de consentir à accompagner, et de ce fait à inévitablement servir de nourriture aux projections, attentes, résistances et manœuvres inconscientes de personnes investies dans ce que le poète René Daumal voyait comme la vraie guerre sainte.

Les amis spirituels sont rares, que dire alors d’un couple d’amis spirituels ! Car Eric et Sophie, à maints égards très différents l’un de l’autre, sont un couple, partenaires dans la vie et sur la voie, parents de deux enfants, ce qui confère une puissance et une pertinence supplémentaire à leur témoignage.

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Les chapitres du présent livre, où alternent la parole de Sophie et celle d’Eric, reflètent bien la complémentarité de leurs deux styles.

Exposant hors pair des subtilités de l’enseignement, Eric en aborde les fondements avec beaucoup de finesse, de rigueur et d’acuité pédagogique. Il s’appuie sur sa vaste culture pour, au fil des nombreuses citations dont il illustre son propos, nous faire toucher l’universalité des lois qui régissent le chemin spirituel, par-delà les époques et civilisations.

Sophie n’est pas en reste en matière de clarté pédagogique. Ses développements sur les pensées et les émotions, notamment, nous emmènent dans les arcanes des fonctionnements humains et donnent à pressentir très concrètement le travail possible à partir de cette matière. Mais Sophie fait aussi preuve d’un art consommé de l’anecdote : elle s’y entend à partager des échantillons de sa vie de mère et d’épouse, ainsi que des souvenirs de sa fréquentation d’Arnaud pour en extraire des pépites spirituelles.

On se trouve donc en présence d’une « voie à deux voix », d’un alliage qui est plus que la somme des deux parties. Fidélité n’est pas servilité, enseignement vivant n’est pas reproduction.

Aussi ce livre n’est-il pas une synthèse par Eric et Sophie Edelmann de l’enseignement d’Arnaud Desjardins mais une transmission par Eric et Sophie, dans leur style propre d’une part de ce qu’ils ont assimilé de l’enseignement reçu à travers Arnaud Desjardins.

Reste que ce livre véhicule à mon sens l’essentiel de cet enseignement. Le lecteur touché par cet ouvrage aura naturellement à cœur de se tourner vers ceux d’Arnaud, certainement vers ceux élaborés par Daniel Roumanoff pour restituer la parole de Swami Prajnanpad…

Cependant, j’ose dire que le livre d’Eric et Sophie pourrait en lui-même suffire à un aspirant sur la voie réellement déterminé en tant que matière première de travail, tant il me parait exhaustif dans son approche des thèmes fondamentaux.

La nature des émotions et leur possible disparition, la manière de travailler avec elle plutôt que contre elles, la pratique sur les pensées, l’écueil de la culpabilité, l’importance de la compassion, la culture de la réceptivité, la place de la dimension dévotionnelle bien comprise, l’importance de la vigilance … Tous les piliers de la pratique sont ici abordés de manière limpide et toujours exigeante.

Il y a largement là de quoi travailler. J’y ai moi-même trouvé une nourriture pour ma pratique, et parfois entrevu de nouvelles dimensions dans l’exigence de la démarche, en particulier pour ce qui touche aux émotions et à la communion.

Le remarquable chapitre qu’Eric consacre, nombreuses citations à l’appui, à la proximité de la « quatrième voie » transmise par Monsieur Gurdjieff avec celle issue de Swami Prajnanpad est important. Il montre comment, par-delà les cultures et continents, le vingtième siècle a vu émerger ce qui lui était nécessaire, à savoir la voie vécue dans le monde dit profane, partant de l’implacable constat de la toute puissance de la « mécanicité » chez l’être humain.

Enfin, à travers quelques souvenirs et paroles d’Arnaud glanées dans la proximité vécue avec lui à Mangalam, ce livre donne à entrevoir des facettes moins publiquement connues du maître qu’il était, au-delà de l’inlassable pédagogue et exposant de la voie que beaucoup ont eu la possibilité d’approcher, en particulier à Hauteville. Certains passages donnent un aperçu vertigineux de son exigence et de la toute autre perspective qui l’habitait. Il n’avait pas son pareil pour, alors qu’on ne s’y attendait pas, dans des contextes informels et pour ainsi dire « entre deux portes » laisser tomber pour le bénéfice des proches qui se trouvaient là une remarque inoubliable qui raisonnait de manière stridente dans le sommeil ambiant. On trouvera ici quelques exemples de ces « chocs » infligés l’air de rien.

Eric et Sophie, il convient de le préciser, ne se revendiquent pas « sages » ; ils ne se comparent pas à leur maître, lequel, d’ailleurs, ne se comparait pas non plus au sien ! S’ils prétendent quoi que ce soit, c’est d’être au mieux de leurs capacités, consacrés au service de la transmission.

C’est la profondeur et l’intensité de cette consécration qui cimente ces pages et fait la valeur de ce qu’Eric et Sophie ont à donner bien au-delà de leurs personnes. …

Comme d’autres lieux où a vécu un être de grande dimension spirituelle, Mangalam est aujourd’hui un sanctuaire imprégné d’une présence. Tout comme à Hauteville, le dernier ashram fondé par Arnaud en France et où il passa les seize dernières années de son existence- quand il n’était pas au Québec- le visiteur réceptif s’y sent nourri d’un climat bien particulier, d’une densité à couper au couteau en certains endroits.

Mais si cette dimension pourrait à elle seule justifier un passage à Mangalam, elle n’est pas sa raison d’être. Mangalam n’est pas avant tout un lieu de pèlerinage mais un foyer spirituel vivant, porté par son passé, rayonnant dans le présent et tourné vers l’avenir.

Je voudrais donc terminer cette introduction par une réflexion participant de l’évidence : le temps passe vite et tout en ce monde est soumis à la loi du changement. Si bien que les « fenêtres d’opportunité » ne demeurent pas indéfiniment ouvertes.

Quand j’ai rencontré Arnaud pour la première fois au Bost, il était de dix ans plus jeune que ne l’est Eric à l’heure où j’écris ces lignes. J’étais trop immature pour avoir réellement conscience de la nature fugace des lieux, des personnes et des contextes, y compris les plus précieux. Et cependant, et je m’en félicite, assez déterminé pour ne pas tergiverser et m’investir autant que je le pouvais, même si je n’avais évidemment pas réellement conscience de l’aventure en laquelle je m’embarquais.

A celles et ceux qui, à travers ce livre, vont découvrir cet enseignement, et se sentir appelés à aller plus loin que la lecture je citerai la belle chanson de U2, « When Love comes to town » :
"When love comes to town I'm gonna jump that train
When love comes to town I'm gonna catch that flame »
« Quand l’amour viendra en ville je vais sauter dans ce train
quand l’amour viendra en ville je vais attraper cette flamme »

Ne laissez pas se refermer cette fenêtre d’opportunité. Et à celles et ceux qui connaissent déjà cet enseignement, voire se sont déjà rendus à Mangalam, je dirai … la même chose ! Nourrissez-vous, ouvrez-vous à l’aide aujourd’hui disponible

Parce que quand l’amour passe par chez nous, c’est toujours la première fois.

DITES-LEUR DE VISER HAUT ! (Éditions du Relié, 2020)

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