vendredi 24 octobre 2025

« Salut, toi, je te connais. »

Y a-t-il eu, par la suite, des moments moins évidents ?

Pendant vingt-cinq ans, j’ai été royalement tranquille, vivant avec cinquante euros par mois. Mais, en 1997, on me contacte pour me proposer un livre de dialogue avec mon père. J’accepte, mon père vient me voir, on a des échanges très sympas - vraiment, sur le moment, c’est un projet très agréable à mener. Quelques mois plus tard, Le Moine et le Philosophe* sort en librairie. Tout de suite, les ventes explosent. Je me retrouve à répondre, avec mon père, à toutes les interviews possibles et imaginables, à être convié aux quatre coins du globe ; et, dans la rue, on commence à me reconnaître - comme si, inconnu la veille, j’étais devenu, du jour au lendemain, un type formidable [rires]. Il y avait quelque chose de très étrange, pour moi, à vivre cette frénésie, quand mon travail dans l’humanitaire me faisait côtoyer la pauvreté extrême, des familles terriblement démunies, plongées dans des situations très douloureuses... Je me demandais, au fond, si cette notoriété subite était une opportunité ou, au contraire, le début des ennuis.

Aujourd'hui, vous en diriez quoi ?

Mon père a écrit « Le supplice de la notoriété * ». Je n’irai pas jusque-là [rires], mais j’ai vraiment pensé que ce premier livre serait le dernier. Sauf qu’on a continué à m’inviter, pour des conférences, des rencontres, des interviews, et qu’on m’a vite proposé d’écrire à nouveau. Je suis allé voir le fils de mon premier maître, qui écrivait aussi, pour lui demander son avis. Il m’a dit : « Ne refuse rien. » Et j’ai plongé dans le maelström pendant vingt-cinq ans. J’ai enchaîné vingt livres sans en avoir réellement l’intention. Je l’ai fait, parce que c’était un moyen de faire circuler des idées qui m’étaient chères. Et d’aider, de manière très concrète, celles et ceux dont je me préoccupais : mes droits d’auteur ont toujours été reversés à mon association. Et ça, ça veut quand même dire que, chaque année, cinq cent mille personnes au Tibet, en Inde ou au Népal, grâce à Karuna, grâce aux bénéfices générés par mes livres, vont avoir accès à l’éducation, à la santé, à un jardin potager, etc. Donc oui, j’aurais pu rester dans une grotte et je ne l’ai pas fait. Mais je ne le regrette pas : j’ai vaguement le sentiment d’avoir été utile.

Comment envisagez-vous la suite ?

La fenêtre se rétrécit. Je peux mourir demain. Si j’ai quelques mois, quelques années de plus à vivre, j’en serai très heureux. Pour les bouddhistes, la vie humaine est très précieuse. A condition d’utiliser chaque moment pour progresser vers la connaissance et la mettre au service des autres. Donc si j’ai des trous dans mes chaussettes, je ne vais pas perdre mon temps à les repriser. Je n’ai plus ce temps-là. C’est le moment ou jamais de vivre dans mon ermitage, de me plonger à fond dans la vie spirituelle et de voir les amis qui me sont chers.

Quel rapport avez-vous à votre propre mort ?

Le bouddhisme met la mort et l’impermanence au cœur de ses réflexions. On va mourir, on le sait -c’est juste qu’on ne sait pas quand. Ça n’est pas morbide, c’est un fait. Se familiariser avec cette idée-là permet de donner toute sa valeur à chaque instant qui passe. Il n’y a aucune tristesse là-dedans, au contraire : quelle joie, j’ai encore une journée ou cinq ans à vivre ! Au début, quand on pense à la mort, on se débat comme un cerf pris au piège, parce que la pers­pective nous est insupportable. Progressivement, on peut devenir comme ce paysan qui a bien cultivé, bien labouré, bien planté son champ : s’il grêle, il n’aura pas de regret, il a fait ce qu’il a pu. Dans une pratique encore plus avancée, on peut accueillir la mort comme une amie : « Salut, toi, je te connais. » On l’aborde alors dans une grande sérénité. Quand on en est là, c’est qu’on a atteint une telle liberté intérieure, un tel déta­chement vis-à-vis des choses matérielles, qu'on peut lui faire face sans se préoccuper de ce qu’on laisse der­rière. Moi, j’aimerais être lucide, au moment où elle arrivera. Qu’elle me cueille en pleine méditation. Je voudrais mourir conscient.1 2

[1]             Le Moine et le Philosophe de Jean-François Revel et Matthieu Ricard (Pocket. 1999).

2             « Le Supplice de la notoriété. I et II ». articles publiés en 1998 dans les n° 83 et 84 de la revue Commentaire.

Extrait de l'interview de Matthieu Ricard à Psychologies Magazine (août 2025)

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