dimanche 28 juillet 2013

L'ennui mis au jour avec Patrick Lemoine

L’ennui n’existe pas dans la nature. Et il y a des ethnies qui n’ont pas de mot pour l’­exprimer. Quand on lutte pour sa survie, on ne s’ennuie pas, même s’il s’agit de rester sans bouger pour surveiller une proie, ou de vérifier que l’on n’est pas attaqué. Les Chinois n’ont pas non plus de vocable pour le dire. Dans les cultures orientales, la méditation a une place centrale. Et l’ennui représenterait un décalage entre l’homme et son environnement, ce qui va à l’encontre de la recherche d’harmonie. En Occident en tout cas, l’ennui est une production des sociétés sédentarisées et urbanisées. Dès lors que vous savez que votre nourriture et votre sécurité sont assurées, vous commencez à vous payer le luxe de l’ennui...

Cela dit, ça se cultive. Il y a des familles où l’on ne supporte pas de laisser les enfants quelques minutes sans rien faire. Je vois des parents qui passent leur temps libre à courir, du foot au dessin puis aux louveteaux, faire des burn-out. Laisser son enfant 10 minutes sans lui proposer une activité n’est pas cruel. Les enfants trop sollicités deviennent des intolérants à l’ennui et donc plus facilement addicts. Dès lors que l’on n’est pas capable de rester face à soi-même, on fait avec ce que l’on a. La drogue, l’alcool et… pourquoi pas l’addiction numérique ? L’ennui à petites doses dès la petite enfance permet de développer l’imagination, la créativité, l’introspection, une forme d’autonomie. Je suis reconnaissant à mes parents de m’avoir laissé m’ennuyer dans le jardin à regarder les oiseaux !

Patrick Lemoine

(source : La Vie)

Ibn Arabî Le sceau de la sainteté

Grand maître spirituel de l’Islam, ce philosophe et mystique est lu par les intellectuels soufis. Pour lui, se découvrir, c’est découvrir Dieu en soi et inversement.
Par Faouzi Skali

Ibn Arabî est né à Murcie dans une Andalousie au carrefour de l’Orient et de l’Occident, à une époque d’alliance entre la science et la foi, où savants et métaphysiciens marchent main dans la main.
Ibn Arabî rencontre Averroès, très jeune. Son père, inquiet de l’engagement mystique précoce de son fils, l’a envoyé porter des livres au vieux philosophe de Cordoue. En frappant à la porte d’Averroès, celui-ci lui ouvre et lui dit : " oui ". Ibn Arabî le regarde et dit : " oui " à son tour. Puis, il le regarde de nouveau et dit : " non ". Le philosophe lui demande alors : " Qu’est-ce que vous, mystiques, découvrez de plus que nous [philosophes] ne puissions trouver déjà à travers la voie rationnelle ? " Pour Ibn Arabî la réponse se situe entre le oui et le non.
Car la voie mystique n’est ni rationnelle ni irrationnelle. L’esprit s’échappe des limites de la matière. C’est autre chose que la philosophie, hors du domaine de la raison. Sans comprendre leurs propos, on traite les mystiques de blasphémateurs, on les crucifie, on les condamne car ils parlent de choses que le commun des mortels ne peut pas admettre. Quand Ibn Arabî dit tout cela à Averroès, il a près de 14 ans.
Musulman, Ibn Arabî se forme aux théologies à sa façon. Il considère que Jésus est son premier maître spirituel. Véritable génie, il acquiert une science considérable en fréquentant par la lecture différents maîtres et prophètes. Il écrit des livres d’une façon très spéciale, notamment les Gemmes de la sagesse. Il dit l’avoir " reçu " d’un trait, une nuit, réveillé par le prophète Mahomet.
La sagesse est représentée par une pierre dont la forme est comparée à la Tradition. Ainsi, la pierre est la même pour tous les hommes, mais elle est taillée de façon différente selon les religions, selon les formes prophétiques dictées à Abraham, Jésus et Mahomet, le dernier prophète.
À La Mecque, il écrit son ouvrage majeur, l’œuvre métaphysique la plus importante de l’Islam : les Illuminations mecquoises. D’une très grande profondeur, elle résume les aspects spirituels et métaphysiques propres au soufisme, son enseignement initiatique. Ces révélations conjuguent à la fois une extrême rigueur dans la conception et un travail visionnaire qui doit à Ibn Arabî son surnom de fils de Platon.
Ibn Arabî n’est pas influencé par la scission entre raison et foi qui transparaît déjà avec Averroès. Au contraire, avec Ibn Arabî, la foi en tant que vision, conscience et expérience du cœur entre en ligne de compte. La profondeur soufie d’Ibn Arabî se situe dans la rencontre entre l’amour et la connaissance, le cœur et la raison. Il est allé très loin dans le voyage de l’âme vers la proximité divine et exprime cette expérience avec une extrême beauté en commentant ces propos du Prophète : " Celui qui se connaît lui-même, celui-là connaît son Seigneur. " Son voyage spirituel explore son être dans ses profondeurs les plus intimes.
Vivre dans le monde, c’est sans cesse se rapprocher du mystère de l’être divin. Dans un hadith qoudsi (propos divin), Dieu dit : " J’étais un trésor caché, j’ai aimé à être connu. J’ai alors créé le monde afin que je sois connu par lui. " Ibn Arabî s’appuie sur cette explication de la Création pour faire comprendre le but de l’existence. Il s’agit bien de réaliser ce désir de Dieu d’être connu. Ibn Arabî insiste ainsi sur l’importance du désir et de l’amour divins. Ce " soupir du miséricordieux " dont il parle, c’est la manifestation de l’existence, le souffle. Toute l’existence n’est que l’émanation de cette nostalgie divine. L’homme, ou l’âme humaine, quand elle se fait transparente par la prière, devient l’œil par lequel le divin se regarde lui-même. C’est l’œil de la contemplation.
Ce que personne avant lui n’avait imaginé avec tant de cohérence, devient avec Ibn Arabî un aboutissement mystique, une extraordinaire synthèse. Ce n’est pas un hasard si le Moyen Âge l’appellera le Docteur Maximus ! Quant à certains soufis, ils diront de lui qu’il porte le " sceau mahométien ".
En effet, il fut bien l’héritier du Prophète sous ses aspects tant ésotériques que spirituels. Et Ibn Arabî reste, aujourd’hui encore, une référence importante pour toutes les écoles soufies à travers le monde, au titre du visionnaire métaphysique.
Pour qui s’intéresse au soufisme, Ibn Arabî est une étape cruciale. Il trouvera chez lui une liberté, une capacité de transcender les limites de la raison et des formes, d’élargir la conscience dans la connaissance et l’amour divin. Ibn Arabî lui indiquera la voie vers des domaines extrêmement profonds, voire déconcertants. Il comprendra que la perception est toujours au-delà de ce qu’on imagine, qu’elle nous rend humbles devant une connaissance sans limites. A.S.

Né dans la médina de Fès, Faouzi Skali est directeur du festival de Fès depuis sa création en 1994. Spécialiste du soufisme, il est l’auteur de Jésus dans la tradition soufie, en cours de traduction chez Albin Michel.

"Le sommeil loin de Toi me devient interdit.
Comment peut-on dormir séparé de l’Aimé ?
L’amour est ma religion et ma foi. "

Le grand maître soufi
1165 Naissance à Murcie (Espagne).
1179 Rencontre avec Averroès, à Cordoue (Espagne).
1196 À Fès (Maroc), révélation du " sceau de la sainteté mahométienne.
1203 Commence les Conquêtes spirituelles mecquoises.
1223-1240 S’installe à Damas (Syrie), où il finit sa vie.

Aller plus loin avec le soufisme
À VOIR
- Participer au festival de Fès
Fès organise depuis dix ans un festival de musiques sacrées du monde.
Les invités de cette année : chanteurs soufis du Kurdistan iranien, derviches tourneurs de Konya, moines danseurs du Tibet, mais aussi Monserrat Figueras, sœur Marie Keyrouz et Yousou N’Dour...
Du 28 mai au 5 juin.
Les concerts se déroulent dans des lieux magnifiques : place Bab Boujloud, porte de la Bab Al Makina, patio du musée Batha...
- Les rencontres de Fès
Parallèlement au festival se tiennent des rencontres sur le thème Une âme pour la mondialisation. Invités : Laure Adler, Bertrand Collomb, Leïla Shahid, Jorge Semprun...
Du 29 mai au 2 juin, de 9 heures à 13 heures.
- Le festival off
En marge des manifestations officielles, des concerts gratuits ont lieu tous les jours à 17 h 30, place Bab Boujloud.
Soirées soufies, à partir de 23 heures, à travers la ville.
Tout le programme sur www.fesfestival.com
Y aller
- Avec La Vie : Jean-Claude Petit, ancien président de Malesherbes Publications, accompagne un groupe de lecteurs à Fès, pendant le festival (2 120 €). Inscriptions : Martine Lominé, 163, bd Malesherbes, 75017 Paris.
Tél. : 01 48 88 65 34.
- Avec Terra Diva, 340 €. Hôtels de 79 à 191 € par jour pendant le festival. 29, rue des Boulangers, 75005 Paris, 01 44 07 10 12.
- Liaisons directes Paris (Orly)-Fès avec la Royal Air Maroc. Aller-retour le 27 mai et le 7 juin : 479,42 €.
- Sur les traces d’Ibn Arabî
La mosquée Aïn el Khaïl, dans le cœur de la médina de Fès. Ibn Arabî y vécut, y travailla et y reçut sa révélation. Cette petite mosquée est menacée par deux maisons mitoyennes qui risquent de s’écrouler. Laïla Skali, architecte, se mobilise pour la sauver et en faire une bibliothèque sur le soufisme et Ibn Arabî.
À lire
- Ibn Arabî dans le texte
Traité de l’amour se lit aisément. L’introduction de Maurice Gloton, traducteur et spécialiste des grands soufis, propose une chronologie éclairante sur la vie d’Ibn Arabî. Dans la même collection, mais plus ardus pour les non-arabisants : la Sagesse des prophètes et les Illuminations de La Mecque.
Albin Michel, 8,60 €.
- L’Esprit de Fès : en quête de sens et de beauté
Pour ce livre anniversaire, Nathalie Calmé a recueilli des témoignages d’artistes, philosophes, économistes... venus au festival depuis dix ans. En vente au festival, disponible en librairie début juin, éd. Albin Michel. A.S.

Ibn Arabî et l’amour
"L’amour est ce rapport
Qui concerne aussi bien l’homme que Dieu,
Bien que notre science
Ignore cette relation.
Car l’amour est savouré,
Mais son essence incomprise.
N’est-ce pas étonnant, mon Dieu ! Ô mon Dieu !
L’Être même de Dieu
Est fondé sur l’amour,
Lui qui voit en nous comme en Lui,
Sans que nous soyons principe d’analogie.
Le terme de l’amour chez l’homme
Est de réaliser l’union :
L’union de deux esprits
Et l’union de deux corps.
Aussi l’excellence de l’amour
Est-il l’effet de l’Excellence !"
Extrait de Traité de l’amour, Albin Michel coll. Spiritualités vivantes.