lundi 30 avril 2012

L’art d’habiter le corps avec Alexandre Jollien

La vie m’a donné un nouveau guide. Sur la table de chevet, le Voyageur chérubinique d’Angelus­ Silesius­ me console, m’apaise et me prodigue de grandes joies. Hier, j’ai savouré son poème intitulé le Serviteur de Dieu : « Mon corps ­ (Ô splendeur !) est le serviteur de Dieu, aussi ne l’estime-t-Il pas trop peu de chose pour y habiter. »


Angelus Silesius me ramène les pieds sur terre et me fait comprendre que je hais bien souvent le corps. Pour lui, c’est le temple de l’esprit, pour moi, c’est le lieu de la moquerie, des tentations et d’insatiables besoins. J’ai nié ce corps et je ne sais pas l’apprécier avec tout ce qu’il est, ses désirs, ses pulsions, ses richesses.­ Angelus Silesius me convainc qu’il a sa place, et que je me suis peut-être égaré dans la philosophie si je pensais fuir la sexualité, les pulsions et autres tentations. Et comment d’ailleurs, Angelus Silesius, mon « idole », contemplerait-il telle publicité de parfum où deux femmes à demi nues nous tendent une main accueillante ? Comment vivrait-il dans une société où l’attrait sexuel est nourri à l’envi ?


Quand je suis sorti de l’institut pour personnes handicapées (Alexandre Jollien souffre d’athétose, et a vécu dans un établissement spécialisé, ndlr), je croyais que j’étais le seul à ressentir de l’émoi devant une belle fille, ce qui me plongeait dans une culpabilité sans nom. Aujourd’hui, je découvre que la chose n’est pas si grave, et que les neuf plaisirs du corps ne sont pas forcément un péché. Et le merveilleux dans tout ça, c’est que c’est précisément un mystique qui me ramène à faire l’éloge du corps, celui que je suis loin d’habiter. Un corps de chair et d’os, non pas un corps ­idéalisé, parfait, inhumain…


Sans entrer dans les détails de mon intimité, mon cher ami m’invite à tracer une voie pour une vie saine, pour un usage des plaisirs doux et paisibles. Lorsque l’exigence est trop haute, quand la moindre pensée réveille un jugement impitoyable, l’invitation à se défaire de la culpabilité revient à accueillir avec bienveillance tout ce qui paraît hors de mon pouvoir. Car, le corps et ses désirs sont peut-être le lieu privilégié de ce que les Grecs appelaient akrasia. 
Nous n’avons pas de toute-puissance sur nous-mêmes, nous ne sommes pas toujours les maîtres à bord. J’aspire à la paix intérieure, et un panneau publicitaire montrant une jeune femme dénudée arrache littéralement mon esprit et, d’emblée, je me reproche cette minuscule incartade. Pourquoi ne pas rire de ces petits mouvements de la vie ? Pourquoi ne pas s’amuser de ces rappels qui démontrent que ma volonté n’est pas totalement souveraine. Il n’y a, assurément, pas mort d’homme, bien au contraire. Et me voilà convié à mieux habiter ce corps devant lequel je suis si ingrat. Pour m’y aider, rien de tel que des amis dans le bien. Non des contempteurs du corps pudibonds qui dépisteraient partout le scandale et, loin de m’apaiser, me jetteraient encore plus dans l’agitation. Non des hédonistes radicaux qui ne voient qu’à court terme et négligent le caractère sacré d’une relation intime, mais juste des amis en chair et en os pour me regarder droit dans les yeux quand je me trouble, pour me ­soutenir au besoin, pour être là.


Mais je devine aussi qu’il me faut varier les plaisirs car, ce n’est pas la frustration qui mène à la liberté mais la joie qui conduit au détachement. Et je reviens à mon Silesius, plein de reconnaissance. Le corps m’enlève cette volonté de toute-puissance, il me donne aussi 1 000 plaisirs simples que je ne sais pas goûter à fond.

Source : La Vie