lundi 7 avril 2014

Comment ai-je rencontré Yvan ? - Stan Rougier



Il y a trente sept ans me voici à Hardwar au bord du Gange avec mes sandales trouées et mon sac à dos de routard. Aux environs de minuit je frappe à la porte d'un ashram. Un jeune français de vingt deux ans vient m'ouvrir. Il me propose l'hospitalité de sa petite cellule et nous parlons durant la moitié de la nuit. Le courant passe entre nous, tandis que nous échangeons nos convictions sur le sens de l'existence, sur le but ultime de la vie.

Sa voix est douce, chaleureuse et en même temps très assurée. Tout ce qu'enseignera Yvan bien plus tard est là :" prendre le risque de l'autre."... "Au commencement est la relation".

"L'homme s'acharne à rechercher hors de lui ce qui est en lui. Il faut se tourner vers nos racines, notre être foncier. C'est le Christ éternel, c'est le Père, c'est ce que le Tao appelle la simplicité sans nom et les juifs le "Je suis"... Lorsque le mental se tait une Présence pacifiante se révèle en nous..."

Nous demeurons quelques jours ensemble. Dieu est le plus court chemin entre nous et je suis saisi par l'enthousiasme de ce jeune aux cheveux longs que la cuisinière de l'ashram nomme Ananda (béatitude). Il porte bien ce nom car il est débordant d'une vraie passion pour l'Absolu.

"La joie est le signe que la vie a réussi." disait Bergson.


J'ai la conviction qu'en ce garçon si jeune, Dieu révèle une facette de Lui-même au prêtre de quarante ans que je suis. "Vos filles et vos fils seront prophètes". (Joël - Bible)

Dès son retour en France, un an plus tard, Ananda est venu me rendre visite. Il avait retrouvé son nom occidental : Yvan Amar. Il était petit-fils de rabbin. Je l'ai invité à s'adresser à une cinquantaine de lycéens et de lycéennes. Tous ont été saisis par la beauté de sa ferveur. "Si c'est cela la religion alors ça m'intéresse" me disaient-ils, chacun à sa façon.


Je découvrais une fois de plus que le Dieu vivant n'est pas au bout d'un raisonnement, mais d'un émerveillement.

L'ouverture d'Yvan aux différents messages religieux les avaient touchés. Son maître spirituel Swami Chandra n'excluait rien des grandes traditions. Il citait autant Jean de la Croix que Ramakrishna.


Yvan est revenu me voir pour me présenter sa fiancée Nadège. Quinze ans plus tard il devenait enseignant, animateur de séminaires. Il redonnait le goût de Dieu à ceux qu'un catéchisme sans joie avait déçu. Il leur dépoussiérait l'âme, il leur montrait qu'on peut devenir disciple des événements et des êtres dont on a été la victime.

Nous n'avons pas cessé de nous retrouver jusqu'à ce qu'une grave maladie l'emporte vers le "monde nouveau où il n'y aura ni peine, ni cris, ni larmes, ni mort" (Apocalypse Ch.21)



Ma dernière visite peu de temps avant sa mort m'a impressionné : la souffrance transfigurée le rendait rayonnant. Il a demandé à son épouse que je sois coordonnateur de la célébration dans l'église de Gordes pour son départ.

Chaque rencontre avec lui m'apportait un immense bonheur. Il réveillait en moi le seigneur endormi dont parle Saint Exupery. J'aimais la poésie de ses formules. («Il faut chercher dans l'Histoire les épiphanies de Dieu») la gaieté de ces jeux de mots; ("le devenir c'est le Dieu-venir"...)



J'ai ressenti assez rarement à ce degré là avec un être humain la joie profonde de partager les mêmes intuitions, la même quête de l'absolu.

Yvan se moquait du syncrétisme où on s'autorise à mélanger les religions. Il respectait chaque chemin spirituel avec son originalité. Il distinguait pour mieux unir. Une grande tendresse pour l'humanité imprégnait de ses propos. "Ne mettez jamais l'amour de la vérité avant la vérité de l'amour " disait Saint Augustin. En réalité Amour et Vérité ont besoin l'un de l'autre. Ce sont les ailes d'un même oiseau.


Je retrouverai mon ami Yvan dans l'importance que j'accorderai à toute relation ; celle qui est en Dieu Lui-même (Père – Fils – Saint Esprit), celle que Dieu nous invite à vivre avec Lui, celle que Dieu nous propose de vivre avec nos semblables.

Si la spiritualité devait m'orienter autrement sans doute mériterait-elle l'indifférence et même l'hostilité.


C'est par la rencontre d'hommes et de femmes "réalisés" que nous pouvons comprendre à quel point Dieu est une question de vie ou de mort si nous voulons savoir qui nous sommes, d'où nous venons et où nous allons.! Que serais-je devenu si je n'avais pas rencontré Philippe Maillard, frère Roger, le cardinal Etchegaray, l'abbé Pierre, Christiane Singer, Yvan Amar et quelques autres qui me pardonnent de ne pas les nommer ?

Tous m'ont dit : "Tu ne peux voir Dieu mais tu peux voir Sa trace".



source : test.nadege.name