Conversations avec ma mère qui s’aperçoit à quel point les questions philosophiques lui ont échappé au cours de sa vie. Depuis des années elle me regarde en souriant, amusée de voir sa fille toujours à s’interroger sur l’existence. Je suis frappée du nombre de personnes âgées qui n’ont aucune idée de leurs mondes intérieurs.
Leurs terres sont en friche, ils ont mangé la moisson depuis longtemps dans ce qui leur apparaissait « le beau temps de la jeunesse ». Ils ne savent pas que l’on peut travailler afin que le sol donne une autre récolte, celle-là plus secrète, moins matérielle, plus rassasiante.
Il reste à ces anciens un goût amer et le regret de ne plus pouvoir faire ou aller à leur guise. « C’est pas drôle, ah non ! » Petite ritournelle que j’entends souvent dans leurs bouches.
J’aimerais leur dire que leur âge n’est pas l’antichambre de la mort, qu’il y a autre chose à expérimenter que l’attente. Qu’ils peuvent être des pionniers d’une vieillesse lumineuse aux yeux de ceux qui viennent, parce que là où ils sont parvenus, du haut de leurs montagnes d’années vécues, ils possèdent ce qui ne peut s’acquérir qu’avec le temps, un recul.
Avec le ralentissement du corps, du langage, eux pour qui le temps est compté peuvent le savourer autrement, voir la grâce des instants passés et présents. Au fond, ce temps réduit peut être un allié.
Un garçon qui ne veut pas grandir
La rentrée est morose. Écouter les nouvelles donne la nausée. On demeure impuissant avec nos « pourquoi ? » Plus le monde s’épaissit dans ses vagues de violence plus on a envie de fuir. Mais où ? Jadis, je m’échappais dans les contes.
Les psychanalystes comme Bruno Bettelheim pensaient qu’ils ont le don de structurer la psyché de l’enfant. Ils peuvent être des sources de sagesse pour les adultes par les symboles qu’ils transmettent.
Je pense à l’histoire de Peter Pan écrit par J.M. Barrie en 1911. Si on relit l’histoire, Peter est un garçon qui ne veut pas grandir. Au début du récit, il a perdu son ombre. Sans ombre, on ne peut voir la lumière. La conscience de l’ombre est essentielle pour se connaître. Mais Peter Pan ne veut pas voir le réel, il veut se distraire et entraîner les autres enfants Wendy, John et Michaël dans le pays imaginaire, un pays où l’on fuit la réalité. Même la fée Clochette, petite âme ailée est de la partie pour s’échapper.
Dans ce pays il y a le célèbre capitaine Crochet qui veut se venger de Peter Pan qui lui a coupé la main. Symboliquement, le premier lui a ôté un moyen d’action. Peter a jeté la main à la mer avec le réveil du capitaine dans la gueule d’un crocodile.
Symbole du temps qui passe
Ce détail comique du réveil est un symbole du temps qui passe. Peter Pan a volé au capitaine cette conscience. Au fond le capitaine n’a plus les moyens de devenir adulte. Il est figé dans un moment, enfermé dans la seule pensée de sa vengeance. Le crocodile est un monstre marin. Il est un signe de ces bêtes cachées dans nos profondeurs. Nous avons en nous des animaux aux dents de crocodile qui attendent que nous les affrontions et les maîtrisions au risque de nous dévorer.
C’est ce qui arrivera au capitaine Crochet qui a perdu dans le conte plus qu’une main, sa conscience d’être humain vivant la terre pour un temps limité. Il sera anéanti par le crocodile.
Je retrouve mes chères vieilles personnes que je visite. Et j’ai envie de leur raconter Peter Pan, ce vieil enfant qui veut échapper aux transformations que le temps produit inéluctablement. J’ai envie de leur dire que le temps peut nous aider à ne pas fuir mais à grandir pour redevenir de vrais enfants.
Paule Amblard
Historienne de l’art, spécialisée dans l’art médiéval et la symbolique chrétienne, elle a publié Un pèlerinage intérieur (Albin Michel), l’Apocalypse de saint Jean, illustrée par la tapisserie d’Angers (Diane de Selliers éditeur), les Enfants de Notre-Dame et la Chambre de l’âme (Salvator). Sa dernière parution : Notre-Dame de Paris, les symboles des pierres (Salvator).
Source : La Vie
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