Le
 Christ sort au matin de la vieille maison fatiguée du monde. Il a une 
trentaine d’années. Il
    n’emporte rien avec lui. Il commence sa vie buissonnière dont, après
 sa disparition, ses amis recueillent des lambeaux. La joie de l’air 
contre ses tempes, les confidences de l’eau entre ses
    mains, les éblouissements des renards qui croisaient son chemin- de 
tout cela rien ne nous est parvenu. Quelques paroles dont la plupart 
empruntent leur beauté à l’univers patient des bergers,
    des pêcheurs, des viticulteurs : voilà tout ce qui reste du passage 
sur terre du plus grand des poètes. Car c’est être poète que regarder la
 vie et la mort en face, et réveiller les étoiles
    dans le néant des cœurs. 
Les commentateurs ont usé jusqu’à la corde 
ces paroles de l’errant. Elles résistent. Le simple est inépuisable. 
Comme des frelons sur une poire tombée dans l’herbe, ainsi
    s’agitent les théologiens, agglutinés autour des larmes d’un visage 
si humain qu’il en devenait divin. « Mon dieu, mon dieu, pourquoi 
m’as-tu abandonné ? » Cette parole du Christ
    est la parole la plus amoureuse qui soit. Chacun en connaît la 
vibration intime. Aucune vie ne peut faire l’économie de ce cri. Cette 
parole est le cœur de l’amour, sa flamme qui tremble, se
    couche et ne s’éteint pas. Elle est aussi bien la seule preuve de 
l’existence de Dieu : on ne s’adresse pas ainsi au néant. On ne fait pas
 de reproches au vide.
  
Après,
 plus rien- l’arrachement du souffle, l’énergie qui déserte ce qui n’est
 plus que chair
    pourrissante. Cette dernière flambée de la parole fait du Christ 
mieux qu’un ange : notre frère angoissé et fragile ; « Mon dieu,  mon 
dieu pourquoi m’as-tu
    abandonné ? » Ce cri qui s’en va exploser contre la gueule de marbre
 d’un Dieu muet, fait de celui qui le jette notre intime, le plus proche
 d’entre les proches : nous –mêmes quand
    la confiance s’en va de nous comme le sang par une veine coupée et 
que nous continuons à parler amoureusement à ce qui nous tue.
  
Il faut que le noir s’accentue pour que la première étoile apparaisse.
  
Christian Bobin , « l’Homme
    Joie ».
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