dimanche 20 décembre 2015

La méditation fait-elle partie de la tradition chrétienne ?

Cet article reprend l'intervention de Jean-Marie Gueullette, médecin de formation, docteur en théologie et professeur à l'université catholique de Lyon, auteur de Laisse Dieu être Dieu en toi et la Beauté d'un geste (Cerf), lors de la journée « Méditation 2015 » organisée par La Vie au théâtre du Châtelet le 11 novembre.

À la Samaritaine qui lui rappelait que les juifs considéraient le temple de Jérusalem comme la demeure de Dieu, Jésus répond dans l’Évangile de Jean : « Les vrais adorateurs adoreront le Père en esprit et en vérité. » Il n’y a donc pas de lieu saint en christianisme, pas d’autre lieu saint que le cœur humain, habité par la présence de l’Esprit saint. « Tu es un temple, ne cherche pas de lieu », disait un moine du IVe siècle. Dans les premiers siècles, cette manière de se tenir en présence de Dieu dans le temple intérieur de l’âme a été une pratique essentielle de la vie monastique. Saint Jérôme, au Ve siècle le définissait même de cette façon : « Le moine se reconnaît non à ses paroles et ses discours, mais à son assise en silence. » Le combat spirituel est souvent résumé chez eux dans le fait de garder la cellule, de lutter contre la tentation de fuir, d’aller voir ailleurs. Ceci s’applique à la cellule habitée par le moine, mais aussi à la cellule de son propre cœur.

Si l’on pourrait citer de nombreux textes de la tradition chrétienne sur la posture qui convient dans la prière et qui est principalement une posture assise, il faut aussi souligner que dans le christianisme on n’a pas été très porté sur la rédaction de traités sur les postures car on est toujours très prudent devant les techniques, afin de ne pas perdre de vue l’essentiel, qui est le don de Dieu, la grâce. D’autre part, la tradition chrétienne est très attentive au sujet qui prie, dans sa singularité. Il est donc inconcevable d’imposer telle ou telle posture, car tout dépend de l’état dans lequel se trouve le sujet. Ainsi, l’un des plus anciens textes que nous ayons sur les postures dans la prière, qui date du IIIe siècle, recommande de prier debout, sauf si on a mal aux pieds…

Comme il y a bien des dispositions du corps, il est incontestable que celle qui consiste à élever les mains et à lever les yeux doit être préférée à toute autre, car le corps apporte ainsi à la prière l’image des qualités qui conviennent à l’âme. Nous disons pourtant qu’il ne doit en être ainsi que si aucune circonstance ne l’empêche. Suivant les circonstances, on peut parfois prier convenablement en étant assis, par exemple à cause d’une maladie des pieds qui doit être soignée ; ou même en étant couché à cause des fièvres ou de quelque faiblesse analogue.

On pourrait trouver bien d’autres exemples de cette pratique de l’assise silencieuse chez des chrétiens. Mais il est nécessaire d’explorer surtout la question de savoir s’il s’agit d’une pratique qui rejoint celle de tous ceux qui s’assoient en silence, et qui est donc équivalente de la pratique bouddhiste, par exemple, ou si cette pratique a une couleur particulière chez les chrétiens. Disons le rapidement : si les moyens utilisés sont les mêmes, assise calme et silencieuse, attention portée au fait d’être présent, la finalité de la pratique est bien spécifique. Il s’agit pour les chrétiens de se rendre présent à Dieu qui est présent, à Dieu qui les précèdent dans cette présence. La prière est relation entre une personne humaine et Dieu. Poursuivons notre exploration rapide de la tradition chrétienne en étant attentif à cette spécificité.

Au Moyen Âge tardif : la présence de Dieu... Dans l’orthodoxie, la longue tradition de prière silencieuse, souvent appuyée sur la répétition intérieure du nom de Jésus, va devenir la forme majeure de la prière dans le contexte de l’hésychasme, pratique monastique qui recherche la paix dans la présence de Dieu. Dire le nom de Jésus dans le silence, c’est se recentrer inlassablement sur sa présence, dans le souvenir de ce qu’il est. Un moine de l’Orient chrétien écrit au XIVe siècle : « Assis dans ta demeure, souviens-toi de Dieu, élève ton intelligence hors de tout, porte-toi vers Dieu sans rien dire, répands devant lui l’état de ton cœur, et attache-toi à lui de tout ton amour. Car le souvenir de Dieu est la contemplation même de Dieu, qui appelle à lui la vision et le désir de l’intelligence, et l’entoure de la lumière qui vient de lui » (Sur la profession monastique de Théolepte de Philadelphie, cité dans la Philocalie, d’Olivier Clément, DDB).

C’est dans ce milieu spirituel que s’est développée ce que l’on appelle aujourd’hui prière de Jésus ou prière du cœur, qui est une prière continue, ne nécessitant pas l’assise, par laquelle on répète inlassablement sur le souffle : « Seigneur Jésus, fils du Dieu vivant, prends pitié de moi pécheur. » Cette pratique fait partie du paysage de notre réflexion, en particulier parce que beaucoup d’occidentaux ont redécouvert la prière contemplative à son école ; pourtant elle n’est pas exactement de l’ordre de la méditation assise et silencieuse.

... et les mystiques rhénans Nous nous trouvons chez Maître Eckhart devant une situation paradoxale : aujourd’hui, les lecteurs de Maître Eckhart en viennent souvent à pratiquer l’une ou l’autre forme de méditation silencieuse, et les pratiquants de la méditation, eux, se trouvent souvent à l’aise chez Eckhart. Or celui-ci ne mentionne jamais une telle pratique… Il ne raconte pas sa vie ou ses expériences personnelles, mais on peut penser que sa prière était très proche d’une forme de méditation silencieuse, lorsqu’on voit comment il décrit la relation du croyant avec Dieu.

« Il est très doux pour un ami d’être près de son ami. Dieu nous assiste et demeure près de nous, constant et immuable » (Sermon 13 a).
« Dieu est le Dieu du présent. Tel il te trouve, tel il te reçoit, tel il te prend ; non point tel que tu fus, mais tel que tu es en ce moment » (Entretiens spirituels 12).
« Maître Eckhart dit à un homme pauvre : “Que Dieu te donne le bonjour, frère. – Seigneur, ayez-le vous-même ; je n’en reçus jamais de mauvais.” (…) Il dit : “Tu dois être saint : qui t’a fait saint, frère ? – Demeurer assis en silence, ainsi que ma haute méditation et mon union avec Dieu, voilà ce qui m’a tiré au ciel, parce que je n’ai jamais pu trouver le repos dans les choses qui sont moindres que Dieu. Maintenant je l’ai trouvé et j’ai repos et joie en lui pour l’éternité et cela dépasse la durée temporelle de tous les royaumes. Aucune œuvre extérieure n’est aussi parfaite, elle empêche l’intériorité” » (Dits de Maître Eckhart, 67).

La contemplation de la présence de Dieu et la pratique du détachement sont les fondements que le croyant peut trouver chez Eckhart pour une assise silencieuse chrétienne. Je ne crois pas qu’il soit intellectuellement honnête de prélever dans ses paroles celles qui semblent les plus proches du bouddhisme ou d’une spiritualité athée, pour faire de lui un spirituel qui aurait dépassé le christianisme. Il a professé la foi chrétienne toute sa vie, il a exercé des charges importantes dans l’ordre dominicain au nom du Christ, et, plus radicalement, les constituants essentiels de la foi chrétienne sont présents dans toutes ses prédications : la Trinité, le Christ, la méditation de l’Évangile. Il est un témoin particulièrement important de ce que je soulignais comme une spécificité chrétienne de la prière silencieuse : se tenir présent à Dieu, un Dieu personnel avec lequel le croyant est en relation.

À son école, la prière silencieuse est tout sauf une fuite du monde, puisqu’il s’agit d’une pratique qui permet selon ses propres mots, de « rester libre en pleine action » (Entretiens spirituels, 21). Celui qui, dans la contemplation de la présence de Dieu près de lui et en lui, a trouvé le lieu essentiel de son existence peut s’engager dans l’action. Sans faire de celle-ci la source de son salut, sans en attendre l’essentiel, car l’essentiel n’est pas dans l’action. Vers la même époque que Maître Eckhart, signalons la publication d’un texte majeur pour notre propos, le Nuage d’inconnaissance, œuvre d’un anonyme anglais proche des Chartreux. Ce dernier enseigne une forme de méditation chrétienne reposant sur la répétition intérieure d’un mot ou d’un nom, qui centre inlassablement l’attention sur Dieu et qui, dans le même mouvement, entretient le désir de rencontrer celui qui est toujours au-delà de ce que nous pouvons en connaître.

Au XVIIe siècle : l’oraison de simple regard Troisième étape de notre parcours, l’âge d’or de la mystique en France, le XVIIe siècle. Une époque durant laquelle de nombreux maîtres spirituels, souvent lecteurs des premiers textes de Maître Eckhart alors traduits en français, ont enseigné une prière que nous pouvons considérer comme une forme chrétienne de méditation : oraison de simple regard, prière du silence intérieur, oraison de présence. S’appuyant soit sur la répétition d’un mot ou d’un nom de Dieu, comme dans le Nuage d’inconnaissance, soit sur l’application du regard intérieur à la présence de Dieu, ils proposent une prière très dépouillée, dans laquelle il s’agit seulement de se tenir présent à Dieu, de lui consacrer du temps, et de tourner vers lui toute son attention et tout son désir. Ici encore, c’est Dieu qui est au centre de la pratique.

La littérature de cette époque est très abondante sur le sujet, je n’en citerai que l’un des maîtres spirituels majeurs, saint François de Sales, parce qu’il apporte à cette pratique une nuance utile à entendre dans notre époque très volontariste : la douceur. « Soyez fidèlement invariable en cette résolution de demeurer en une très simple unité et unique simplicité de la présence de Dieu. Toutes les fois que vous trouverez votre esprit hors de là, ramenez l’y doucement, sans faire pour cela des actes sensibles de l’entendement ni de la volonté. Demeurez donc ainsi, sans vous en divertir pour regarder ce que vous faites ou ferez, ou ce qui vous adviendra, en toute occurrence et en tout événement » (Avis de saint François de Sales à la mère de Chantal du 6 juin 1616).

Et après, que s’est-il passé ? Il existe une longue et riche tradition chrétienne sur la prière silencieuse de contemplation de la présence de Dieu. Cette tradition court des Pères du désert jusqu’à la fin du XVIIe siècle, époque où elle s’arrête. Ceci est dû d’une part à la condamnation du quiétisme, qui a rendu méfiant envers toute forme de passivité pour au moins deux siècles. Appliquer cette méfiance à la prière silencieuse était cependant une erreur, car le détachement et l’attention à la présence de Dieu sont tout sauf de la passivité.

D’autre part, si ce tournant théologique et spirituel a pu être pris d’une façon aussi radicale, c’est bien parce que toute la culture privilégiait l’action, l’entreprise, l’engagement dans le progrès, et que cette forme de prière pouvait apparaître, à tort, comme une façon de se tenir en dehors du monde. Cette rupture de tradition explique en grande partie l’impression que tant de nos contemporains peuvent avoir en Occident, à savoir que la méditation serait totalement absente du christianisme et que celle-ci ne peut être connue qu’à la lumière des traditions extrême-­orientales. Plusieurs pionniers comme le bénédictin John Main, le cistercien Thomas Keating et bien d’autres, ont œuvré au XXe siècle pour faire découvrir cette pratique, mais comme le plus souvent ils l’ont fait sans bien connaître la richesse et l’ampleur de la tradition chrétienne, ils se sont surtout appuyés sur des rapprochements avec le bouddhisme ou le yoga.

Ce qui est essentiel dans la tradition chrétienne, ce n’est pas la forme que prend la pratique, encore moins ce qui pourrait apparaître comme des ­techniques, c’est la présence aimante et immuable du Christ. C’est lui qui donne sens à la pratique, c’est le don de son esprit qui fait grandir l’union avec lui. Ce qui est irréductiblement spécifique à une prière chrétienne… c’est le Christ.