jeudi 5 novembre 2020

Ce qui nous console...

 « L'empêchement de ritualiser la mort crée un vide abyssal », écrivez-vous, Marie de Hennezel. Quels sont les dégâts causés par les adieux et les funérailles familiales rendus impossibles lors de la première crise du Covid ?


M.D.H. 
Quelques mois après, beaucoup sont encore sous le choc de deuils difficiles à traverser. Ce qu'on a vécu est très grave. Depuis la nuit des temps, jamais une décision politique ou sanitaire n'a empêché quelqu'un d'aller dire au revoir à un proche mourant. Peut-on imaginer l'angoisse de ces personnes dans les maisons de retraite, qui savaient qu'elles allaient mourir et n'avaient pas une main, un regard, une parole, à ce moment-là ? Cela me fait vaciller. On leur a volé leur mort. C'est un traumatisme dont on parle à peine. Il n'y a aucun fondement juridique pour interdire à une fille de rester près du lit d'agonie de sa mère Certains parents ont forcé la porte et disent aujourd'hui qu'ils ont bien fait, qu'ils sont contents d'avoir senti qu'ils avaient apaisé quelque chose. Ceux qui n'ont pu le vivre sont dans une grande culpabilité et ressentent une colère qui fait évidemment partie du deuil. Les cabinets de psy sont inondés de demandes de personnes qui n'avaient jamais consulté auparavant, qui subissent cauchemars, déprime, insomnies Cet interdit n'a fait qu'accroître le malaise des familles déjà culpabilisées de placer un proche âgé en Éhpad.

Il n'y a aucun fondement juridique pour interdire à une fille de rester près du lit d'agonie de sa mère...

Vous écrivez toutes deux l'importance de poser des gestes, des paroles pour faire le deuil. Quitte à différer le rituel, comme le suggère Marie de Hennezel, quand il ne peut pas être fait au moment de la mort. Pourquoi ?


M.D.H.
 Même si les adieux n'ont pas eu lieu, qu'on n'a pu voir le corps ni assister aux obsèques, on peut toujours organiser symboliquement un rituel à distance, et même des années plus tard. Cela apaise. Dans mon livre, il y a une lettre aux endeuillés, qui les invite à se retrouver en famille, autour de la photo du défunt ou sur le lieu où il a été inhumé. Choisir une date, se réunir, parler à cette personne comme on aurait pu le faire au moment de l'enterrement La Toussaint est une période favorable pour faire cela.

A.-D.J. Moi, je n'invite pas à « faire » le deuil, mais à le vivre. Je pense à cette anecdote d'un grand-père qui meurt seul, personne n'ayant pu l'accompagner. Certains, dans la famille, en nourrissent de la culpabilité. Au cimetière, son petit-fils de 5 ans lève les yeux vers le ciel et dit simplement : « Adieu, papi ! » Quand l'au revoir n'a pas pu se faire physiquement à l'instant de la mort, il peut avoir lieu plus tard. J'ai découvert un site Internet, InMemori, créé par une jeune femme, qui permet à des endeuillés de se retrouver et de laisser des mots pour leurs défunts. Il y a eu plus de un million de visiteurs en quelques années ! Je crois qu'un deuil peut se vivre toute la vie.

M.D.H. Et ce n'est pas une question de croyance religieuse. Pour certains athées aussi, la relation et le lien, même physique, continuent après la mort.

On a oublié que la vie n'est pas que biologique, mais se nourrit de liens sociaux et affectifs, d'un tissu humain. N'est-ce pas dans la relation que se fabrique le travail de deuil ?

M.D.H. J'aime bien l'expression de Boris Cyrulnik qui affirme qu'en protégeant les liens entre les humains, on fabrique un « organe de coexistence ». Nous sommes constitués de liens les uns avec les autres. Pendant le confinement, nous n'avons pas su protéger ce lien affectif entre les personnes âgées et vulnérables et leurs proches. C'est dramatique, car c'est ce qui les tient en vie. Certaines, en relative bonne santé, ont cessé de s'alimenter et se sont laissées glisser vers la mort.

A.-D.J. Le Covid a révélé ce déni de la mort qu'entretient notre société. À l'image des corps que l'on emballe et que l'on jette sans aucun rituel, on a voulu évacuer la mort. Mais cette crise interroge aussi notre rapport à l'autre. Si l'on s'agrège en société, c'est pour favoriser le lien entre nous, entre pairs qui s'entraident, entre forts et faibles. Or la relation qui fait la dignité de notre humanité n'est pas au coeur des préoccupations politiques. Je relie tout cela à la perte de croyance religieuse, de spiritualité. Quel est le sens de la vie, pense-t-on, si c'est pour mourir ? Il y a un paradoxe dans cette société qui repousse la mort, la cache et la considère comme un échec.

Le deuil, ce n'est pas une question de croyance religieuse.

Marie de Hennezel, vous racontez cette magnifique cérémonie de la haie d'honneur créée en Éhpad.


M.D.H.
 Oui, en maison de retraite, l'annonce d'un décès est trop souvent escamotée. Or, dans un des Éhpad du groupe Korian, avec lequel j'ai travaillé sur le tabou de la mort, l'équipe a eu l'idée de construire une haie d'honneur : on place le corps sur un brancard avec une couverture de couleur et on écoute la musique choisie préalablement par le défunt. Le corps est descendu par l'ascenseur - et pas par la sortie des poubelles ! Dans le hall, il y a les soignants, les familles et d'autres résidents qui observent une minute de silence. Le défunt sort par la grande porte. C'est un moment où l'on peut pleurer, se prendre dans les bras. Il y a là une convivialité. Le décès n'est plus tabou. J'aurais aimé que cela inspire d'autres établissements.

Vous mettez aussi en avant le « travail du trépas », soit les derniers échanges irremplaçables avec un proche mourant. En quoi sont-ils primordiaux ?

M.D.H. C'est une expression qui vient de Michel de M'Uzan, un psychanalyste auteur de l'article « Le travail du trépas » (De l'art à la mort, Gallimard). Nous vivons dans l'idée que, la mort arrivant, les forces diminuent. Or celui qui pressent qu'il va mourir témoigne parfois d'une énergie totalement incompréhensible, comme au service d'une dernière tâche – une tentative de se mettre complètement au monde, comme d'accoucher de soi, avant de disparaître. Laisser une parole, un regard, un geste qui va clore la relation sur terre. J'ai été témoin de cela pendant une décennie de travail dans les services de soins palliatifs. Je me souviens d'un patient atteint du sida qui a fait venir ses amis, à qui il offrait un repas de chez Fauchon, il avait besoin de dire au revoir.

La relation perdure parce que l'amour perdure – l'amour qui nous lie les uns aux autres.

Anne-Dauphine Julliand, avez-vous vécu ce travail avec vos filles ?

A.-D.J. Bien différemment, car elles étaient petites, – 3 ans trois quarts et 10 ans et demi. Mais nous avons senti chez elles une intensité de vie indescriptible. Thaïs, hospitalisée à la maison, a vécu un an et une semaine de plus que ce que les médecins pronostiquaient. Et, deux mois avant la mort d'Azylis, j'ai senti que l'attitude de ma fille avait changé, car elle profitait de tout, de chaque instant. Nous avons passé des vacances sur l'île d'Yeu – ce fut un des plus beaux moments de notre existence –, on la sentait pleine de vie et de ce qu'elle voulait nous transmettre, son amour pour la vie. Dans les heures qui ont précédé leur mort, chacune de nos filles a eu une espèce de sursaut, toutes les deux étaient très tendres. Azylis a ouvert les yeux, a ri, serré une main, et tout est passé dans ce simple geste. Cet adieu nous dit tout ce que la vie lui a apporté. Je partage le point de vue de Marie : la relation perdure parce que l'amour perdure – l'amour qui nous lie les uns aux autres. Azylis nous disait : « Moi aussi, je vais continuer à vous aimer à ma façon. » Je suis persuadée que mourir est un acte. On ne choisit pas sa mort, mais on ne la subit pas non plus. On la vit.

M.D.H. Ce travail du trépas, ça peut être seulement l'intensité d'un regard, une façon de serrer quelqu'un dans ses bras.

Ce que vous dites, l'une et l'autre, plaide pour que le vivant ne fuie pas cette dernière rencontre.

M.D.H. Quand on l'a vécu, on ne l'oublie pas. Je repense à cette femme qui, dans une unité de soins palliatifs, sans me connaître, m'a saisi la main avec force, m'a regardée droit dans les yeux et m'a dit : « Mon enfant, n'ayez peur de rien ! Vivez tout ce qu'il vous est donné de vivre, car tout est un don de Dieu. » Cette inconnue a eu cette générosité de me délivrer ce message. Je sens encore son énergie dans les mains. Elle continue à vivre, puisque je continue de raconter cette histoire !

« Il suffirait d'une caresse, une parole, un sourire », écrivez-vous, Anne-Dauphine Julliand. Face à la mort, quels sont les gestes qui consolent ?

A.-D.J. Peu de personnes trouvent les mots justes. Mais c'est normal d'être mal à l'aise vis-à-vis de la mort et de quelqu'un qui souffre. On n'est ni des experts ni des blasés, sur ce sujet. Après le décès de mes deux filles à la maison, les amis venaient se recueillir, et mon chagrin était tellement cru qu'il en était effrayant. Je ne hurlais pas, mais je représentais la douleur. Les premiers arrivés ne m'ont pas touchée, c'était dur. La consolation, c'est une relation qui s'établit entre deux personnes et qui est sans arrêt à réinventer. Il n'y a pas une formule qui s'applique à tous, qui gomme définitivement la peine. Mais c'est un ajustement à trouver avec celui qui est en face de nous. L'an passé, lors de l'anniversaire de la naissance d'Azylis, le 29 juin – qui est plus douloureux pour moi que l'anniversaire de son départ –, j'étais dans ma famille. Ma sœur et moi avons pleuré dans les bras l'une de l'autre en nous remémorant des souvenirs. Au même moment, ma mère, dans la pièce à côté, m'envoie un SMS. Elle était en larmes et craignait de me contaminer avec sa tristesse, je l'ai rejointe pour pleurer avec elle. Quant à mon père, très pudique, il est passé à côté de moi et m'a fait une caresse sur la joue. Chacun m'a consolée à sa manière. Il ne faut pas se dire « je vais tout bouleverser, tout guérir », car la consolation, c'est infime, cela se loge dans les toutes petites choses.

M.D.H. Les mots ne suffisent pas. Il faut un contact. Humainement, on ne peut pas faire autrement. Comment se consoler, d'ailleurs, quand dans les familles on n'ose plus se toucher, se prendre dans les bras ? Ces restrictions de liberté affective pèsent sur les personnes qui ont un deuil lourd à porter.

La consolation, c'est une relation qui s'établit entre deux personnes et qui est sans arrêt à réinventer.

Comment trouver la bonne distance ?


A.-D.J.
 Bonne distance ou juste proximité ? Parler de distance, c'est penser à quel point je peux m'éloigner. Il faut entrer dans le périmètre de la douleur, dans l'endroit où ça vibre. Rester un peu trop loin insensibilise. Je pense qu'on peut toucher, serrer dans les bras. Ce n'est pas qu'une question d'intimité. Toute personne qui s'est approchée de moi quand je souffrais portait en elle l'humanité tout entière. Elle représentait la société. En me prenant dans ses bras, elle me disait : « Tu es encore la bienvenue, tu fais encore partie de ce monde. » Quand on a vu quelqu'un mourir, on a besoin de se sentir vivant. La chaleur humaine, le fait d'être enveloppé permet cela. La juste proximité est à définir. Je ne vais pas vous dire : « C'est 1,30 m, la distance Covid ! » C'est à chacun de savoir, car il s'agit d'un pas de danse. Où est-on suffisamment bien pour que la relation s'établisse ? Avec les enfants, c'est simple : si on s'en approche trop près, ils reculent. Si vous êtes trop loin, ils vous disent : « Mais viens voir ! » Devenus adultes, on perd cette intuition à cause des conventions, des gênes, de la pudeur Une infirmière que je ne connaissais pas, quand Azylis a été hospitalisée brutalement dans un établissement où elle n'était pas suivie habituellement, alors que je pensais qu'elle allait mourir, s'est seulement assise à côté de moi, sans me toucher. Elle est simplement entrée dans ma douleur et m'a dit : je suis là. Ce « je suis là » peut paraître dérisoire, mais il signifie « comptez sur moi ». Du coup, j'ai pu lâcher mes larmes, avec la certitude d'être consolée. Dans son silence et sa présence, j'ai ressenti un grand réconfort.

M.D.H. La formation en haptonomie vous apprend que le contact n'est pas toujours tactile. Il s'agit, en fait, d'ouvrir son espace affectif et d'intégrer l'autre à l'intérieur. L'infirmière dont vous parlez a ouvert son espace et vous y êtes entrée. Il y a une réciprocité. Tout le monde ne sait pas le faire. C'est mon inquiétude au sujet des endeuillés du printemps dernier.

Il faut entrer dans le périmètre de la douleur, dans l'endroit où ça vibre. Rester un peu trop loin insensibilise.

Anne-Dauphine Julliand, vous dites que ce qui a renforcé votre couple n'est pas l'épreuve de la maladie et de la mort de vos deux filles, mais votre capacité à vous consoler mutuellement. Quel est ce pouvoir ?


A.-D.J.
 La consolation nous sauve. Il ne s'agit pas de sécher des larmes, car la consolation consiste justement à les laisser couler. Je déteste ceux qui disent « l'épreuve rend plus fort », non ! L'épreuve ébranle un couple. Chacun est dans sa souffrance, et, de plus, personne n'a la même façon de souffrir. Du coup, se consoler n'est pas évident. Avec toute personne qui console, on entre dans un fort degré d'intimité et de compréhension de l'autre. Il faut que tous les récepteurs soient ouverts, pour entendre les frémissements du coeur de l'autre et savoir ce qu'il peut ressentir et ce qui peut l'apaiser. La consolation consiste à apporter de la paix, mais ce n'est pas faire oublier la grande souffrance, qui fait partie de la vie et qu'on ne peut jamais totalement gommer. Consoler vient d'un mot latin qui signifie « rendre entier ». On est brisé, on est fracassé intérieurement - moi, j'ai eu l'impression d'une implosion intérieure ! Celui qui console nous rend entier par son intention de nous envelopper de sa chaleur.

Comment est-il possible de trouver la paix ?

A.-D.J. En ne se trompant pas de combat ! J'ai été en guerre pour sauver mes filles, je n'ai pas réussi, mais je ne suis pas en guerre contre ma souffrance, que j'essaie d'apprivoiser.

Inconsciemment, nous ne croyons pas à la mort, quand bien même nous savons que nous allons mourir.

Anne-Dauphine Julliand, vous relevez une phrase de votre fils : « Si j'avais vu mourir ma sœur, ça veut dire que je l'aurais vue vivre. » Prendre véritablement conscience que la mort fait partie de la vie, est-ce le moyen ultime de se consoler ?

A.-D.J. Il faut reprendre conscience de cela. On en avait conscience quand on était petit, et cela se perd. Pourquoi est-ce si facile de consoler un enfant ? Car il a un rapport très naturel à la vie. Je n'avais jamais parlé de la mort à Gaspard, quand nous avons appris la maladie de Thaïs. Il avait 4 ans, elle en avait 2. Quand on lui en a parlé, il a dit : « Je vais donc être le seul de la famille à vivre parce qu'elle, elle va mourir », avec un naturel qui m'a choquée, moi qui n'étais alors pas capable de prononcer le mot « mort ».


M.D.H. 
On dit que, jusqu'à 8 ans, l'enfant est très conscient de la réalité de la mort, que ce n'est pas pour lui la fin de tout. Ensuite, il quitte cette insouciance. Il est très proche de son inconscient, et dans notre inconscient il n'y a que de la vie. Inconsciemment, nous ne croyons pas à la mort, quand bien même nous savons que nous allons mourir.

Que vous inspire, à toutes les deux, la phrase des Béatitudes : « Heureux ceux qui pleurent, car ils seront consolés » ?

M.D.H. Ceux qui pleurent sont ceux qui montrent leur vulnérabilité et qui peuvent donc recevoir la consolation et rester dans le lien. Si on cache sa vulnérabilité, on se referme et on se replie sur soi-même.

A.-D.J. Je ne peux qu'être d'accord ! Cette phrase ne nous dit pas « Quelle chance de pleurer, de souffrir ! », mais : « N'ayez pas peur de pleurer, vous serez consolé. » Rien n'enlève le chagrin, pas même la croyance en Dieu. Mais la foi apporte la certitude d'être aimé et consolé.

À lire
L'Adieu interdit, de Marie de Hennezel, Plon, 16€.
Celle qui a participé à l'avènement des soins palliatifs en France et travaille au bien vieillir revient, avec toute son expérience et beaucoup d'émotion, sur le déni d'éthique qui a présidé à l'isolement des plus âgés durant le confinement.

Consolation, Anne-Dauphine Julliand, les Arènes, 18€.
L'auteure de Deux petits pas sur le sable mouillé et réalisatrice du film documentaire Et les mistrals gagnants relit avec justesse son parcours de mère en deuil et, tout à tour, nous bouleverse et nous dynamise.

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