dimanche 10 septembre 2023

Chaque matin, vivre l'aujourd'hui

 Raphaël Buyse : Chaque matin, vivre l'aujourd'hui

Cette manie que nous avons de nous projeter « comme des fous dans l'avenir », dit le prêtre lillois, peut nous faire passer à côté de la vie. Il appelle à la rescousse Madeleine Delbrêl et l'Évangile pour nous faire basculer dans le présent. Et l'accueillir « comme une manne ». 

Mi-août. À grand renfort d’affiches publicitaires, une grande jardinerie située à quelques kilomètres de chez moi annonce que les décorations ­d’Halloween et de Noël sont déjà en rayon. Les articles de la prochaine rentrée sont sans doute écoulés depuis Pâques…

La question de Winnie l’Ourson


On pourrait presque en rire, mais c’est ainsi : en nous cette propension naturelle, accentuée ces derniers temps, ou bien de nous réfugier dans le passé et d’avoir la nostalgie de ce qui, quelquefois, n’a même pas existé ; ou bien de nous projeter comme des fous dans l’avenir, en nourrissant les chimères d’un après-demain somme toute incertain.

Combien de fois entendons-nous ou disons-nous, au début d’une semaine : « Vivement le week-end prochain ! » ou une veille de rentrée : « Vivement les prochaines vacances ! », comme si l’aujourd’hui n’était finalement qu’une parenthèse ? Et quoi penser aussi de ce jeune étudiant, entendu il y a quelques mois à la télévision, qui s’inquiétait de la retraite à laquelle il aspirait déjà sans avoir même pensé que ses années de travail pourraient être aussi quelques belles années de vie et d’épanouissement ?

En rédigeant cette chronique, j’ai dans la tête ce dessin de Winnie l’ourson qui demande à son ami Porcinet : « Quel jour sommes-nous ? », et reçoit cette réponse : « Aujourd’hui ! » Alors Winnie s’exclame : « Tant mieux, c’est le jour que je préfère !… » 

Madeleine Delbrêl à la rescousse

Et si nous nous rappelions que seul l’aujourd’hui nous est donné, et qu’il ne sert à rien de vouloir épuiser par avance le lendemain. La rage de vivre et de courir en avant risque de nous faire passer à côté de la vie. Vivre dans l’excitation constante de l’avenir, vouloir passer rapidement à plus tard par crainte de rater quelque chose ou de mourir sans avoir pu tout croquer peut être symptomatique d’un mépris de l’aujourd’hui, comme si Dieu nous offrait ce temps-là sans motif et sans l’avoir rempli de ses dons.

Madeleine ­Delbrêl écrivait : « C’est pourtant, chaque matin, notre journée tout entière que nous recevons des mains de Dieu. Il nous donne une journée préparée pour nous par lui. Il n’y a rien de trop et rien de pas assez, rien d’indifférent et rien d’inutile. C’est un chef-d’œuvre de journée qu’il vient nous demander de vivre. » Le risque sera toujours grand de ne regarder notre journée que « comme une feuille d’agenda marquée d’un chiffre et d’un mois » et de la traiter « à la légère, comme une feuille de papier » (Œuvres complètes. Humour dans l’amour, Madeleine Delbrêl, Nouvelle Cité).

Demain est un autre jour


Dans l’Évangile, on voit Jésus de ­Nazareth prendre le temps de s’arrêter quand d’autres voudraient le pousser plus loin, de parler avec un pauvre quand ses disciples voudraient continuer leur chemin, de s’inquiéter de la santé d’Untel quand d’autres l’ont enfermé dans son passé. En lui, quelque chose d’une haute qualité d’existence, une capacité foncière de voir la profondeur de la vie, et sûrement pas de courir après le vent.

Il nous donne une leçon : celle de bien faire ce qui est à faire ici et maintenant, de ne pas vouloir être un homme lorsque l’on n’est encore qu’un enfant, de ne pas être un virtuose avant d’avoir été un débutant, de ne rien rater de nos rencontres et des événements, quand bien même ils pourraient nous paraître futiles. Il nous prend par la main pour nous faire découvrir la longueur, la largeur, la hauteur et la profondeur du quotidien. Et c’est alors que notre cœur peut se préparer à accueillir demain.

J’aime, le soir, m’unir aux moines qui chantent le psaume 90 après s’être affairés du matin jusqu’au soir : ils savent qu’il est bon de s’endormir « à l’ombre de ses ailes », et que demain sera un jour nouveau donné à accueillir avec un cœur préparé par l’hier. Vivre l’aujourd’hui qui est donné chaque matin comme une manne n’a rien d’une approche zen du temps.

Le temps n’est pas une illusion. Chaque journée déploie en nous des espaces intérieurs où les secondes, les minutes et les heures ne filent pas comme du sable fin dans les mains d’un enfant. Alors nous apprenons à reconnaître la grandeur cachée des petites choses : c’est là que se joue sans attendre le Royaume de Dieu.

Il ne sert à rien de vouloir être en décembre avant d’avoir vécu septembre. Et sans se battre contre lui…

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Raphaël Buyse est prêtre du diocèse de Lille. Il est l’auteur d’Autrement, Dieu et d’Autrement, l’Évangile (Bayard) et d’Il n’y a que les fous pour être sages (Salvator).