jeudi 13 février 2025

Pratique du non refus

 Extrait de l'entretien d'Alexandre Jollien, philosophe, avec Bernard Campan, humoriste et homme de cinéma. - Le métier d'homme, Seuil, Ed. de poche 2013, p. 102-106

B. Campan vient de raconter qu'à la suite d'une expérience, il a cherché un sens.



A J. : Quel a été le déclic pour passer à la pratique ?

B.C. : Ce fut la rencontre avec un livre d'Arnaud Desjardins, À la recherche du soi. Et je pense même plus particulièrement, les premières lignes du chapitre qui s'appelle "L'acceptation". Cela a tout de suite fait écho en moi : l'acceptation de la vie, le oui à la vie… […] Le oui à la vie a été le déclic. C'est l'un des mots-clés de l'enseignement d'Arnaud Desjardins.

A J. : C'est alors que la pratique s'est installée ?

B.C. : Elle est venue quand j'ai pris conscience de tous les refus que j'opposais à la vie telle qu'elle est. Au départ, les refus on les voit peu. Puis progressivement, on se rend compte que le quotidien est tissé de refus, ainsi que des petites émotions, plus ou moins subtiles, qui y sont liées. Ma pratique finalement consistée, au début, à prendre conscience de mon être, du goût d'exister, de vivre, d'être vivant tout simplement. Et de déceler qu'à chaque refus on passe à côté du vivant. Chaque refus est inconscient. Il nous entraîne dans notre propre monde, qui n'est pas le monde réel, dans ce sommeil dont parlent beaucoup les philosophies hindoues : le monde du sommeil, de l'illusion et de l'esclavage, car on devient alors esclave de son propre monde.

A J. : Finalement, tu étais dans le non ?

B.C. : Oui… ! Refuser la vie telle qu'elle est, c'est être dans le non. C'est rediscuter en permanence ce que la vie me propose à chaque instant, et par là-même résister en permanence au réel. […] On est en permanence en discussion avec le réel, en permanence dans : « Ce serait mieux autrement », « Il aurait mieux valu que ce soit comme ça », etc.

A J. : Mais en quoi c'est mal ?

B.C. : C'est mal déjà parce que cela nous fait du mal. Cela crée une tension supplémentaire. Un de nos amis communs appelle cela une "crise d'impossibilité". Car on remet en question ce qui est. Et à rediscuter sans cesse ce qui est, on ne peut qu'être dans une perte d'énergie énorme, d'une usure considérable. Alors que si c'est ce qui est, c'est indiscutable. Voilà, en ce sens déjà, c'est mal.


En outre, on risque de rester enfermé dans ce processus, parce qu'on peut toujours argumenter intellectuellement : « Mais je sais bien que la réalité est comme ça ». Et là, on peut être prisonnier d'une illusion très subtile : « Je comprends bien la réalité, et je l'accepte. » Sauf qu'on est dans une sorte de résistance qui est la résignation et pas l'acceptation.

Alors qu'être dans le oui, c'est s'ouvrir à ce que la vie est, à ce que la vie nous propose, à la fois extérieurement – les faits, les événements, les situations – et intérieurement – les émotions, les humeurs. Le non à la vie, c'est le non à la vie tout entière : à l'extérieur de nous telle qu'on la conçoit et à l'intérieur de nous telle qu'on la reçoit.

J'étais dans un commentaire permanent de la vie qui résistait à ce qu'elle me proposait. Et tout à coup, j'ai senti que je pouvais cesser de résister et aller dans son sens. Changer radicalement de direction. […]

Au départ je pensais que c'était le moi qui devait accepter. Aujourd'hui, je vois que le travail se passe plutôt dans l'effacement du moi. Le refus doit tomber, céder, pour que l'acceptation se révèle. Comment ? Déjà en faisant la différence entre accepter et se résigner. Cela a été énorme pour moi de découvrir cela. […] Accepter n'est pas se résigner devant un fait. Ce n'est pas du fatalisme. […]

Accepter ce que l'on est, accepter nos souffrances. Cela n'a rien de doloriste. Il s'agit simplement d'accepter la personne en nous qui souffre, qui souvent est l'enfant. Et l'accepter, ça veut dire l'aimer. Il n'y a pas d'acceptation sans amour et pas d'amour sans acceptation. Et il n'y a pas de connaissance sans amour non plus. S'aimer et s'accepter, c'est la même chose. C'est à un moment avoir un regard vrai, lucide et indulgent sur ce que l'on est : sur nos souffrances, nos mécanismes, sur tout ce qui nous constitue, le plus souvent d'ailleurs sans que l'on en ait conscience.

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source : blog Voies d'Assise

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