jeudi 11 juin 2020

1970 – Entretien avec Graf Dürckheim

J’ai profité de ce temps de confinement pour relire le contenu des Enseignements dont j’ai bénéficié, à raison de deux séances chaque semaine, lorsque je vivais à Rütte (1969-1974). Ces Enseignements sont la base et la charpente des retraites proposées au Centre. En relisant ces Enseignements, cinquante ans plus tard, je suis conscient qu’ils ne concernent pas un travail qui aurait été fait mais un travail à faire.

Jacques Castermane. — En quoi la pratique de zazen peut-elle être utile à l’homme occidental ? Parce qu’il s’agit d’un exercice qui a ses racines en Orient.
Graf. Dürckheim. — Ce serait un grand malentendu que de croire que zazen est un exercice oriental. Le Zen se pratique principalement au Japon où il a été introduit au treizième siècle. Mais si je vous décris ce qui m’a touché dans le Zen vous percevrez très rapidement que l’expérience humaine, pour laquelle cette tradition prépare les conditions, dépasse le Japon traditionnel, culturel et spirituel.

J.C. — Ce n’est pas ce que je lis dans certains livres qui défendent l’idée que le zen est et ne peut être qu’une branche du Bouddhisme.
G.D. — On ne rencontre pas le Zen dans un livre. On rencontre le Zen dans la présence des hommes du Zen. Ceux que j’ai pu rencontrer pendant mon séjour au Japon m’ont toujours paru remarquables. Là où vous rencontrez le Zen, il y a toujours une atmosphère très fraîche, très forte, très vivante et pleine d’humour. Authenticité et véracité, voilà ce qui m’a frappé dans le milieu du Zen, dans ma rencontre avec les maîtres et leurs disciples. Ce qui m’a attiré c’est aussi que le Zen n’est pas une théorie. C’est une pratique. A la base du Zen il y a l’exercice et l’expérience.

J.C. — L’exercice, je suppose que c’est zazen que nous pratiquons chaque matin. Mais l’expérience dont vous parlez m’est étrangère ; sans doute est-elle pour plus tard ?
G.D. — Moins étrange et bien plus proche que vous le pensez. Le Zen repose entièrement sur une « expérience libératrice » appelée Satori ou Kensho. Il s’agit d’une expérience qui, d’un moment à l’autre, vous libère des préoccupations du moi existentiel. Satori, est une expérience au cours de laquelle se révèle la réalité la plus profonde de nous-mêmes. Expérience de ce côté caché de nous-mêmes que voile notre conscience humaine. Voilà le paradoxe ! Ce qui nous différencie de l’animal, la conscience humaine, est en même temps notre danger ; celui d’être coupé de ce que le zen appelle la vraie nature de l’être humain, ce que j’appelle notre être essentiel.

J.C. — C’est ce que les bouddhistes appellent la nature de Bouddha.
G.D. — Oui, les maîtres Zen parlent de la nature de Bouddha en chaque homme. Eh bien, en chacun de nous, que l’on soit chrétien, bouddhiste ou athée, il y a ça qui n’est pas un ça.

J.C. — Et c’est l’exercice qui est la chance d’une telle expérience ?
G.D. — L’exercice sur le chemin tourne autour de cette expérience. L’exercice appelé zazen, comme aussi l’exercice du tir à l’arc ou de la calligraphie, est une préparation lente et systématique de l’homme. L’exercice, quel qu’il soit, n’a qu’un but : la transformation de l’homme qui le fait.

J.C. — Et ce qui caractérise votre Enseignement est la place que vous donnez au corps ?
G.D. — Oui. Le champ le plus directement accessible à la pratique du chemin, c’est notre corps. Mais l’exercice du corps ne servira à la maturation de l’être humain que dans la mesure où il n’est pas considéré comme quelque chose de biologique opposé à quelque chose de spirituel. Le corps, c’est l’homme entier dans sa façon d’être là. Nous devons comprendre le corps, le corps vivant (Leib), comme l’ensemble des gestes à travers lesquels l’homme devient ce qu’il est ou se manque. Le corps n’est pas quelque chose derrière lequel se trouve une personnalité. Si je vous regarde, je ne vois pas votre esprit, je ne vois pas votre âme ; je vois l’homme dans sa globalité et son unité. Je ne renie pas ici les conceptions philosophiques ou religieuses qui séparent l’âme du corps, mais et c’est cela le Zen, je me place sur le plan de l’expérience directe, vous et moi, ici et maintenant. Le Zen nous invite à avoir le courage d’oublier nos théories pour prendre au sérieux ce que nous vivons, ce que nous sentons à l’instant.

J.C. — En vous entendant, je prends conscience que personne ne m’a appris à sentir et à prendre au sérieux ce que je sens. A l’université on nous a même averti du danger d’une approche du réel à travers la sensation. Jusqu’à nous conditionner à l’idée que ce que nous sentons n’est que subjectif. 
G.D. — Se glisser dans le sentir fait partie du chemin. Par exemple, pour un moment sentez vos pieds … sentez-vous là où sont vos pieds. Qu’est-ce que je sens là où sont mes pieds ? Chaleur … froid … lourdeur … gêne … une crispation … ? Dès que vous entrez dans la réalité perçue sensoriellement vous vous rendez-compte qu’elle n’a rien à faire avec la réalité conceptuelle du dictionnaire ou du livre d’anatomie dans lequel vous trouvez la définition du mot : pied. La réalité conceptuelle nous coupe de l’expérience vécue.

J.C. — Satori, c’est ce que vous appelez l’expérience de l’être ?
G.D. — De l’être ? Oui. Au plan individuel il s’agit de l’expérience que, en ce moment : « Je suis ». Effectivement, il s’agit de l’expérience que, en ce moment, « Je suis corps vivant » ; traduction de l’expression « IchLeib » dans la langue allemande.
Voilà une découverte de nos jours en Occident : l’homme en tant que corps vivant pour qui la réalité n’est pas la représentation conceptuelle de ce que je vois, entend, sens et ressens. Cette réalité, est la réalité pour le sujet, différente de la réalité objective. Cette réalité du sujet est exactement celle qui doit être éliminée par les sciences qui se veulent objectives. Mais une expérience comme celle appelée Satori ne repose sur aucun critère scientifique.


2020 — En quoi la pratique de zazen peut-elle être utile à l’homme occidental ? A rien pour l’ego ! Comme l’indiquait Graf Dürckheim il y a cinquante ans : « Le zen n’a pas pour but de guérir LE moi qui souffre mais de guérir DU moi qui est la cause de la souffrance propre à l’être humain ».

La première chose à faire lorsqu’on pratique zazen ? se détendre … se détendre … se détendre en accord avec ce geste de la Vie qu’est l’acte d’expirer et la première chose à faire lorsqu’on pratique zazen est de s’ouvrir … s’ouvrir … s’ouvrir en accord avec ce geste de la Vie qu’est l’acte d’inspirer. Le Zen devient alors la culture du silence intérieur, la culture du calme intérieur, la culture de la paix intérieure.

Jacques Castermane

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