mardi 21 janvier 2014

Rencontre entre Bernard Campan et Alexandre Jollien (2)


B. C. : J’ai longtemps été séparé de mon propre corps, pour avoir grandi dans une famille qui n’aimait pas trop les contacts. Nous vivions sous le régime d’un code social qui enlevait tout son intérêt à la chair, au profit d’un intellect désincarné. Il fallait que je m’en extirpe : le théâtre a rempli cette fonction libératoire. En allant sur scène, j’ai surmonté des années de négligence à l’endroit de mon corps. Du coup, c’est le théâtre qui, en m’invitant à travailler contre un code génétique et social, m’a permis de progresser sur le chemin du bonheur dont trop d’abstraction nous éloigne. En ce sens, il y a une différence essentielle entre le travail d’un acteur au théâtre et à la télévision ou au cinéma. Alors qu’un acteur de théâtre est en prise directe avec le public (on peut presque le sentir, le toucher), il lui est paradoxalement assez facile de s’isoler. Les limites de la scène, le noir qui l’entoure et le silence dans lequel il baigne sont propices à l’isolement, la solitude et l’introspection. Au cinéma, en revanche, on est toujours regardé par une caméra indiscrète. En fait, alors que l’image est plus lointaine que la scène, le travail que l’acteur fait sur lui-même pour s’isoler et conquérir une indépendance est plus difficile au cinéma qu’au théâtre.

A. J. : Je ne suis pas convaincu par le terme d’« indépendance », auquel je préfère celui de « liberté ». Dans la question difficile du rapport à autrui et de la place qu’il faut faire aux regards extérieurs, l’indépendance résonne un peu comme un mur qu’on met entre soi et les autres. La liberté me paraît moins figée, car elle consiste non pas – comme on le dit en général – à « faire ce qu’on veut », mais à se rendre disponible à autrui, à baisser un peu la garde, à s’ajuster à l’autre, c’est-à-dire négocier la distance qui me sépare d’autrui savoir être ni trop près ni trop loin.

B. C. : C’est l’« eumétrie », n’est-ce pas, Alexandre ?

A. J. : Exactement. L’« eumétrie » ou la bonne distance. C’est la distance qui se réajuste tous les jours, qui permet d’être près sans être mélangé, et à distance sans être lointain. L’eumétrie est une démarche active, un mouvement sans fin que les circonstances changeantes imposent de revisiter en permanence pour saisir l’opportunité, le kairos aristotélicien qui permet d’accorder sa confiance à quelqu’un.

B. C. : Ça demande beaucoup de patience…

A. J. : Je préfère le terme de « confiance ». Il y a dans la patience un élément de passivité qui m’est étranger. La confiance est active et tournée vers autrui. Elle est, à mes yeux, ce qu’on peut faire de mieux en matière de rapports humains, dans la mesure où l’empathie est, elle, utopique. Je suis de plus en plus sceptique sur l’aptitude à se mettre à la place de l’autre et à comprendre sa souffrance, mais il reste la confiance, le don de la confiance qui scelle une proximité véritable.


B. C. : Il est tentant de croire qu’un acteur, à l’inverse, a non seulement la possibilité mais le devoir de se mettre à la place de l’autre, mais c’est faux. Bien sûr que, quand on joue, on emprunte un personnage et on essaie de l’incarner aussi justement que possible. Mais quand on travaille sur un rôle, il s’agit moins de se mettre à la place de quelqu’un, que d’aller chercher ce qu’il y a, peut-être, de commun entre le personnage qu’on imagine et ce qu’on pressent. Tout le monde est avare et tout le monde est généreux. Pour jouer la générosité ou l’avarice, un acteur a donc le devoir d’aller chercher et d’exhumer le défaut qui est celui du type qu’on représente. Cette démarche est un antidote à la maladie du jugement dont on parlait tout à l’heure, puisqu’elle consiste à se demander dans quelle mesure je suis moi-même affecté des vices que j’attribue à un autre.

A. J. : Le jugement est finalement la mauvaise distance. C’est la volonté vorace de rapprocher l’autre de moi en l’insérant dans mes valeurs, d’emprisonner l’autre dans mes propres catégories. Le jugement a ceci de rassurant (et de dangereux) qu’il nie l’altérité, au motif qu’elle est incompréhensible et peut faire peur. Cela dit, nous parlons des autres (et à leur place) pour parler de nous-mêmes. En ce qui me concerne, j’aime à m’approprier les philosophes dont je parle, ce qui ne veut pas dire que je les travestis, mais que je suis fidèle à moi-même en parlant d’eux...



source : Philosophie magazine