dimanche 18 novembre 2012

Chasser les marchands du Temple avec Alexandre Jollien


Hier, tandis que je courais comme un dératé après mon fils, celui-ci me dit : « Rigole pas, on joue ! » J’y ai découvert soudain une invitation à me défaire de la gravité pour jouer véritablement, abandonner le sérieux pour juste être avec lui. En fait, aux côtés de mon fils, je me regardais jouer, je jugeais la situation plutôt que je la savourais à fond. Partir à son école, c’est peut-être quitter une bonne fois pour toutes les rôles, cesser de rigoler pour vivre dans la joie. Sur ce chemin, depuis peu, j’ai trouvé un guide, le lumineux Maître Eckhart. Dans son premier sermon allemand, le mystique parle de la purification du Temple, en revenant sur l’épisode bien connu de l’Évangile selon saint Jean où le Christ se met en colère contre ceux qui, dans la maison du Père, trafiquent. Et notre auteur de nous mettre en garde contre le mercantilisme qui peut envenimer notre relation à Dieu. Je suis pieux, je prononce mes prières, je suis charitable pour me faire bien voir. Maître Eckhart, comme l’injonction de mon fils, me convie à un exercice de vérité et de dépouillement, assurément. 

Il s’agit de vider le temple de l’esprit de toute représentation, de tout masque pour oser la nudité de l’âme. Et je prends conscience combien, dans ma vie, je suis enclin à trafiquer. Suivre Maître Eckhart, c’est toujours et avant tout se déprendre de tout et surtout de soi pour devenir limpide, vrai et lumineux. Il écrit : « Si égale à lui-même il a fait l’âme de l’homme qu’au ciel ni sur terre, parmi toutes les créatures magnifiques que Dieu a créées si admirablement, il n’en est aucune qui lui soit aussi égale que l’âme seulement. C’est pourquoi Dieu veut avoir ce temple vide, en sorte qu’il n’y ait là rien de plus que lui seul. » Texte à la fois propre à convertir et à subvertir. Car quoi de plus contraire à notre société dite de consommation que cette attitude de déprise. Aussi, l’exercice spirituel revient ici à se demander non pas « qu’est-ce qu’il me faut pour être heureux ? », mais bien plutôt « qu’ai-je de trop pour être libre, dépris, limpide et simple ? ». 

Quand Maître Eckhart nous exhorte à nous déprendre de nous-même, il nous invite à oser une liberté de chaque instant. Chaque seconde, nous sommes conviés à laisser tout ce que nous sommes, comme des reliques poussiéreuses, pour revivre, renouveler. Sur la route, le regret, le remords viennent freiner notre élan. Et Maître Eckhart nous livre toute une série d’exercices pour nous déprendre, précisément, de tout ce qui nous fige et nous fixe. Là où il y a attachement, la joie ne peut circuler. Et l’attachement peut revêtir diverses formes, même les plus subtiles. Je peux m’attacher au bonheur comme au malheur, à la joie comme au repentir narcissique. Aujourd’hui, je souhaite quitter tout marchandage, cesser de faire le beau, renoncer à me regarder pour jouer pleinement avec la vie. Dans ce jeu, il ne s’agit pas de rigoler, mais de redécouvrir la gravité joyeuse et innocente de l’enfant. Ainsi, dans le temple de l’esprit peuvent éclater des cris de joie. 

J’aime l’éloge du vide. Il est un vide qui anéantit et un autre qui prodigue une fécondité exceptionnelle. Pour épouser le mouvement de la vie, aucun marchandage, aucun repli sur soi, il convient bien plutôt de retrouver l’existence au-delà des mots, dans sa simplicité même. Tout cela est un jeu d’enfant, et non pas une affaire de grand.

Alexandre Jollien est un philosophe et écrivain né en 1975 à Savièse, en Suisse. Son dernier livre, le Philosophe nu, est paru au Seuil.

Source : La Vie