lundi 5 novembre 2018

Interview d'Eric-Emmanuel Schmitt (1)


Dramaturge, romancier, nouvelliste, essayiste, cinéaste, traduit en 50 langues et joué dans autant de pays, Eric-Emmanuel Schmitt est un des auteurs les plus lus et les plus représentés dans le monde. Un tel palmarès aurait pu le rendre inaccessible. Au contraire, plus il observe les humains - et les décrit -, plus il les aime. « Quand j’aime, l’autre a plus d’importance que moi, que mon bien-être et mon bonheur». Ce n’étaient pas des mots pour faire joli. C'est ce que nous avons ressenti lors de cette rencontre. Attentif, patient, écoutant, se donnant vraiment pour que cet instant soit intense et authentique.



Il semble que vous ayez eu une révélation dans un voyage au Hoggar. Quelle a été cette révélation ?

J’étais parti dans le Hoggar pour faire un voyage de reconnaissance pour un éventuel film qui devait se tourner sur Charles de Foucauld. C’était un converti, quelqu’un qui est parti avec une mission de conversion et qui n’a jamais converti personne. Il s’est intéressé aux autres puisque, de ce voyage dans le Hoggar, qu’ a-t-il ramené ? Aucun converti, mais un dictionnaire français-touareg, l’inventaire des lois des nomades, des touaregs, qui sont transmises par les femmes. On
m’avait demandé d’écrire un scénario pour un grand film de fiction sur lui. J’étais à l’époque professeur à l’université, mais on venait de découvrir mon premier texte théâtral qui allait se jouer. Il s’agissait donc d’un voyage de reconnaissance. Le metteur en scène et moi, nous nous sommes greffés à un voyage d’aventure. On était dix à marcher dans le désert. C’était une méharée, avec des chameaux qui portaient les vivres pour dix jours d’immersion totale et de marche dans le désert. Un jour, nous avons fait l’ascension du mont Tahat, la plus haute montagne du Hoggar. Et, arrivé au sommet, pris d’enthousiasme, je passe en premier pour la descente. Je me suis mis à filer entre les rochers, puisqu’il n’y a pas de chemin, sans vérifier que je prenais le bon chemin, la bonne direction, ni qu’on me suivait. Ce fut une impulsion subite.

  • Entré dans le désert athée, j’en suis sorti croyant
Par ailleurs, il se trouve que je n’ai aucun sens de l’orientation, mais je l’avais oublié parce que j’étais très exalté, je ne sais pas pourquoi. Et je suis parti en gambadant, comme si je voulais me perdre ou comme si j’avais rendez-vous. À la fois, je me suis perdu et j’avais rendez-vous. Je marche comme cela, pendant plusieurs heures, à toute vitesse, et tout d’un coup, à 19 heures, le soleil décroît, le froid arrive, le vent se lève. On est en février : dans le désert, la journée est chaude, la nuit est glaciale. Je me rends compte qu’en fait je ne sais pas où je suis. Je n’ai pas retrouvé le campement qui était dans un oued puisqu’on dormait à la belle étoile, où étaient les chameaux, les autres membres du groupe. 

J’appelle, personne ne me répond. Je me rends compte que je suis perdu dans le désert, sans vivres, sans rien à boire et insuffisamment habillé. Je me dis : « Voilà, tu vas passer une nuit horrible ». C’est le contraire qui s’est produit. J’ai passé la plus belle nuit de ma vie, une nuit mystique, une nuit de feu. J’ai eu vraiment le sentiment de recevoir une force et un message. C’était à la fois l’expérience de la transcendance et une expérience de l’immanence : cette force me fondait dessus et il me semblait qu’elle venait de l’extérieur. Je ne pouvais pas en être l’origine. Et puis, c’était aussi l’expérience d’une immanence, je trouvais au fond de moi la même chose, c’est-à-dire l’absolu, Dieu. Donc, je passe cette nuit-là et au matin, je me dis : « Soit on me retrouve et je vivrai croyant, soit on ne me retrouve pas et je mourrai croyant ». Quand le soleil se lève, je me rends compte qu’il est de l’autre côté de la montagne, ce que je n’imaginais pas. Je suis du mauvais côté de cette fichue montagne. Je me suis trompé. En descendant sur la crête, je suis allé du mauvais côté. J’ai donc passé la journée à remonter cette fichue montagne, j’ai passé le col et j’ai commencé à redescendre. Et juste avant la nuit, le guide touareg avec ses yeux d’homme du désert m’a aperçu et est monté à mon secours. J’ai découvert que mes compagnons de voyage, eux, avaient passé le contraire d’une bonne nuit, puisqu’ils avaient fait des feux partout. Ils avaient appelé dans la montagne : « Eric, Eric ! ». Personne ne répondait. Ils pensaient que j’étais fracassé au fond d’une crevasse. A l’issue de cette première journée, ils allaient se diviser pour qu’un groupe revienne à Tamanrasset, à 300 km et qu’on trouve des hélicoptères. Donc, la situation était très grave. Et moi, je suis arrivé vraiment... décalé. 

Evidemment, je ne pouvais pas dire ce qui s’était passé, tout d’abord parce que je n’avais pas les mots pour le dire, puisque ce n’était pas dans la tradition intellectuelle. Je venais d’une famille athée, avec une éducation athée et surtout des études de philosophie. J’étais maître de conférences à l’université, après des études qui étaient aussi dans l’athéisme. J’ai fini le voyage sur un chameau. J’étais quand même assez faible et je suis revenu avec ce secret : être entré dans le désert athée et en être ressorti croyant. À partir de là, évidemment, tout a changé : mon regard sur le monde a changé, mon regard sur les grands textes religieux a changé. Avant, mon regard de philosophe sur ces textes était un petit peu méprisant, contempteur, parce que, quand on est philosophe, on veut des arguments, les révélations ne nous intéressent pas. Et tout d’un coup, je me mettais à relire les grands textes religieux ou à rentrer dans les grandes religions par les mystiques. Je me sens en écho avec les mystiques de toutes les religions. N’ayant pas de religion cadre, pour moi ce Dieu-là n’était ni le Dieu de Moïse ni le Dieu des Évangiles ni le Dieu de Mahomet. C’était Dieu. Donc, cela a créé aussi une grande curiosité pour les religions au pluriel.

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