dimanche 16 juin 2013

Prosopopée de la Canette avec Benoît Billot

Je suis née, moi aussi, d'un ventre, celui de la Terre. Je faisais partie d'un filon métallique bien caché dans les profondeurs et enveloppé de sa gangue. Je n'existais pas en tant que canette, je n'étais qu'un grand tout indifférencié ; mais puis-je dire je » pour cette époque de mon existence ?

Je-nous reposions là depuis des milliers de millénaires, dans une obscurité dont nous n'avions pas la moindre conscience, en attente... de quoi, au juste? Et puis un jour (je ne savais pas, auparavant, qu'il y avait des jours et des nuits), dans un grondement effroyable, nous avons été arrachés, fractionnés, chargés, transportés, hissés à la lumière, emportés à une vitesse incroyable vers des bâtiments démesurés et fumants, écrasés, chauffés à blanc... Puis nous avons été fondus, laminés, découpés, travaillés, formatés.

Et c'est là où je suis devenue canette. J'ai senti qu'on versait en moi un liquide frais et odorant, dont j'ai appris plus tard qu'il s'appelait «bière ». C'était bon de me sentir exister, et si intimement pénétrée de cette douceur alcoolisée ! Et me voici emballée avec des centaines de petites sœurs, de nouveau transportée, puis placée sous une vitrine fraîche, dans un magasin de banlieue.

Un homme est passé par là, il a ouvert la porte et m'a prise, moi. Sa main ferme m'a fourrée dans un sac. Joie... j'étais quelque chose pour quelqu'un. Il m'a emmenée jusqu'à une gare, est monté dans le train, s'est assis, m'a attrapée, ouverte, puis a commencé à boire. Il paraissait satisfait. J'étais heureuse, on s'occupait de moi. Mais après m'avoir vidée, il m'a humiliée : ayant fini de boire. il m'a jetée à terre.

Le train accélérait, puis ralentissait, et moi je roulais de-ci de-là. J'ai vu l'homme quitter le train sans faire attention à moi. J'ai encore roulé et, à un arrêt, j'ai été coincée dans la porte du wagon. Le signal de fermeture retentissait, mais je bloquais la porte. Ah ! comme j'étais contente d'empêcher le convoi de repartir ! Au bout d'un moment, j'ai entendu la voix du conducteur qui disait : « Passagers de la troisième voiture, pouvez-vous dégager la porte ? » Un homme s'est déplacé et m'a donné un coup de pied qui m'a projetée sur le quai. Les portes se sont fermées, le train est parti, je suis restée seule, inutile. Plus tard, des enfants avec leur sac sont arrivés de l'école et ont commencé à jouer au foot avec moi. Ils s'amusaient et riaient; de nouveau, j'étais heureuse. Un nouveau train est arrivé et ils sont partis, me plaquant là. C'est alors qu'une dame est passée avec un chariot, elle ramassait des vieux papiers dans un sac, et m'a glissée dans un autre, avec des objets métalliques.

Nous avons été emmenés dans de grands bâtiments fumants, encore ! Et de nouveau. je-nous avons été fondus, laminés, découpés. Par chance, j'ai fait partie d'un bloc de métal qui a été acheté par un sculpteur. il travaillait beaucoup, coupait, formatait, soudait, arasait... Je ne m'y connais pas en art, mais j'étais contente de servir à quelque chose. Puis j'ai été très surprise d'être installée dans une grande salle où beaucoup de personnes passaient, s'arrêtaient. Certaines s'extasiaient en nous caressant délicatement. C'était si doux...

Maintenant, après toutes ces aventures, et dans cette nouvelle situation, j'ai le temps de réfléchir. Il me semble que je ne sais pas bien ce qui est du je, ce qui est du nous. De temps à autre, je vois venir notre artiste, il s'installe fièrement à côté de je-nous, sans même nous regarder. Il semble indifférent aux compliments comme aux silences butés. Il donne l'impression d'exister seul et par lui-même. N'a-t-il réellement besoin de personne ? Est-ce possible ?



Benoît Billot
(source :  La Vie)