dimanche 12 mai 2013

Le dentier de l'abbé Pierre avec Alexandre Jollien


Peu de rencontres m'ont ébranlé aussi profondément que celle que je fis par un matin lumineux dans la chambre défraîchie d'un hôtel genevois. Ce jour-là, j'avais rendez-vous avec l'abbé Pierre. À vrai dire, je m'attendais à faire la connaissance d'un homme de Dieu, authentique, un vrai de vrai. Pourtant. la réalité du bonhomme a surpassé, et de loin, mes espérances. Dans ce regard vif, vieilli par tant d'épreuves, j'ai deviné une absolue bienveillance, l'amour fou. Souvent, je me souviens de l'abbé. En particulier lorsqu'il m'arrive de me noyer dans l'affairement, submergé de choses à faire, de réponses à donner... Tandis que je contemplais l'abbé dans sa chambre, vêtu de son traditionnel habit noir, dans la poche de mon pantalon mon portable a vibré. M'empressant de prendre l'appel, j'ai coupé la parole au saint homme, sacrilège impardonnable ! À peine eus-je reposé le maudit appareil que l'ecclésiastique me fit cette confession : « Je ne fais qu'une concession à la technique : ça ! »

Et le vénérable père de saisir son dentier dans ses mains et de me le montrer avec un air malicieux. Soudain, j'ai cru rêver tant le spectacle était inattendu ! L'humanité, l'humour et la bonté du fondateur d'Emmaüs me sont des guides. J'ai envie de lui faire un clin d'oeil à chaque fois que je sacrifie la profondeur d'une rencontre sur l'autel des choses prétendument urgentes. À propos, je note qu'aujourd'hui, on ne dit plus « À bientôt », mais «À très vite ! ». Cela sonne comme une sommation. Et il nous faut répondre à tant de courriels toute affaire cessante si l'on ne veut pas passer pour un coeur desséché, un malappris. Hâtons-nous de faire une salutaire halte et de stopper net la précipitation pour nourrir d'authentiques relations à l'autre ! Et que dire de ces amis Facebook ? Seront-ils toujours en ligne à l'heure de l'épreuve ?


Je crois que ce que j'affectionne le plus sur mon écran, c'est la petite icône "Corbeille". Incarnation du dépouillement, instrument libérateur qui permet de faire le départ entre l'accessoire, l'hypersuperflu et ce qui réjouit profondément un cœur.  L'exercice consiste ici à se demander : « Qu'est-ce qui me bouffe du temps et de l'énergie ? » En somme, il s'agit d'user de tous ces dispositifs sans s'aliéner. Les outils de communication, le progrès technique, lieu suprême du « j'ai » , « je n'ai pas », « je prends », « je perds » nous vouent assurément à une insatisfaction ininterrompue. Alors il est peut-être grand temps de réaliser que les relations au rabais, le bavardage ne peuvent pas nourrir pleinement et voir que tous ces moyens sont là pour aider l'homme. Ils ne sauraient le combler. L'exercice requiert que je comprenne que certaines actions renforcent mon ego et me jettent dans les griffes de la souffrance.

Pour m'unir à Dieu, comme l'abbé Pierre, j'ai à cœur d'éviter tout gaspillage. Pour me perdre dans l'absolu, je dois me garder de m'épuiser dans l'inutile. En somme, l'abbé Pierre, fragile et puissant à la fois, m'invite à profiter du monde comme un mourant. Savoir que tout reste précaire et connaître la valeur de la vie sans m'enfermer dans quoi que ce soit. Récemment, un ami me disait que lorsque le téléphone sonne, les mots sont presque invariablement les mêmes :
« Bonjour, comment ça va ? À propos, tu ne pourrais pas me rendre un service ?... »
Je regarde mon portable, je pense à l'abbé Pierre et me propose d'y mettre un peu de gratuité. Et si, désormais, j'appelais une personne par jour juste pour lui demander comment elle va.


Alexandre Jollien 
(source : La Vie)

J'ajoute à ce beau texte que s'éloigner de l'inutile, c'est aussi apprendre à se respecter...