mardi 11 février 2014

L'histoire de Tonglen et le pouvoir de la compassion

Mes étudiants viennent souvent à moi avec cette question : «La souffrance de mon ami - ou de mon parent - me perturbe beaucoup ; je souhaiterais réellement l'aider, mais je me rends compte que je n'éprouve pas assez d'amour pour en être vraiment capable. Je voudrais exprimer de la compassion, mais celle-ci est bloquée. Que puis-je faire ?» N'avons-nous pas tous connu la tristesse et la frustration de ne pouvoir trouver dans notre cœur assez d'amour et de compassion envers ceux qui souffrent autour de nous, ni assez de force pour les aider ?

L'une des grandes qualités de la tradition bouddhiste est d'avoir élaboré tout un ensemble de pratiques qui peuvent véritablement vous aider dans de telles situations. Ces pratiques peuvent réellement vous nourrir et vous remplir d'une force, d'une créativité joyeuse et d'un enthousiasme qui vous permettront de purifier votre esprit et d'ouvrir votre cœur. Ainsi, les énergies apaisantes de la sagesse et de la compassion pourront influer sur la situation dans laquelle vous vous trouvez et la transformer.

De toutes les pratiques que je connais, celle de tonglen - qui signifie en tibétain « donner et recevoir » - s'avère l'une des plus utiles et des plus puissantes. Si vous vous sentez emprisonné en vous-même, tonglen vous ouvre à la vérité de la souffrance de l'autre. Si votre cœur est fermé, cette pratique détruit les résistances qui l'empêchent de s'ouvrir. Et si vous vous sentez étranger en présence de la personne souffrante, en proie à l'amertume ou au désespoir, tonglen vous aide à trouver en vous, puis à manifester, le rayonnement vaste et plein d'amour de votre nature véritable. Je ne connais pas de pratique plus efficace pour détruire la fixation égocentrique, l'amour de soi immodéré et l'auto-absorption de l'ego, qui sont la racine de toute notre souffrance et de toute notre dureté de cœur.

L'un des plus grands maîtres de tonglen au Tibet était Géshé Chekhawa, qui vécut au XIIème siècle. C'était un grand érudit et un maître accompli dans de nombreuses formes de méditation. Un jour qu'il se trouvait dans la chambre de son maître, il vit un livre ouvert sur ces deux lignes :

Tout profit et tout avantage, offre-les à autrui:
Toute perte et toute défaite, prends-les à ton compte.

La compassion immense, presque inimaginable, de ces vers le frappa vivement, et il se mit en quête du maître qui les avait écrits. Au cours de son voyage, il rencontra un lépreux qui lui dit que ce maître était mort. Mais Géshé Chekhawa persévéra et ses efforts soutenus furent récompensés lorsqu'il rencontra le disciple principal du maître défunt. Il lui demanda : « Quelle importance accordez-vous vraiment à l'enseignement contenu dans ces deux vers ? » Le disciple répondit : « Que cela vous plaise ou non, vous devrez pratiquer cet enseignement si vous voulez réellement atteindre l'état de bouddha. »

Géshé Chekhawa fut presque aussi stupéfait de cette réponse qu'il l'avait été lorsqu'il avait découvert les deux vers. Il demeura douze années avec le disciple afin d'étudier cet enseignement et de prendre à cœur la pratique de tonglen qui en est l'application concrète. Pendant ce temps, il dut affronter toutes sortes d'épreuves : difficultés, critiques, privations et mauvais traitements en tous genres. L'enseignement fut si efficace et sa persévérance dans la pratique si intense qu'après six années, il avait totalement éliminé toute trace de fixation égocentrique et d'amour de soi immodéré. La pratique de tonglen avait fait de lui un maître de la compassion.

Au début, Géshé Chekhawa n'enseigna tonglen qu'à un nombre restreint de proches disciples, pensant que cette pratique n'aurait d'effet que sur ceux qui avaient une grande foi en elle. Puis il commença à l'enseigner à un groupe de lépreux. La lèpre était, en ce temps-là, très répandue au Tibet et les médecins ordinaires ne savaient ni la traiter ni la guérir. Pourtant, beaucoup des lépreux qui pratiquèrent tonglen furent guéris. La nouvelle s'en répandit rapidement et d'autres lépreux accoururent jusqu'à la maison du Géshé, qui commença à ressembler à un hôpital.


Mais Géshé Chekhawa n'enseignait toujours pas tonglen à un large public. Ce fut seulement lorsqu'il en constata l'effet sur son frère qu'il commença à dispenser son enseignement ouvertement. Le frère de Géshé Chekhawa était un sceptique invétéré qui tournait en dérision toute forme de pratique spirituelle. Pourtant, quand il vit ce qui se produisait chez les lépreux qui pratiquaient tonglen, il ne put s'empêcher d'être impressionné et intrigué. Un jour, il se cacha derrière une porte et écouta son frère enseigner tonglen puis, en secret, il entreprit la pratique, seul, de son côté. Lorsque Géshé Chekhawa remarqua que le caractère difficile de son frère commençait à s'adoucir, il devina ce qui s'était passé.

« Si cette pratique a pu être efficace même sur mon frère, pensa-t-il, si elle a pu le transformer, alors elle devrait être efficace et transformer tout être humain. » Ceci convainquit Géshé Chekhawa du bien-fondé d'enseigner tonglen plus largement. Lui-même ne cessa jamais de le pratiquer. Vers la fin de sa vie, il confia à ses étudiants que, pendant longtemps, il avait prié avec ferveur afin de renaître dans les royaumes infernaux pour pouvoir venir en aide à tous les êtres qui y souffraient. Malheureusement, ajouta-t-il, il avait eu récemment plusieurs rêves très clairs lui indiquant qu'il allait renaître dans l'un des royaumes des bouddhas. Il était amèrement déçu et supplia ses étudiants, les larmes aux yeux, de prier les bouddhas pour que cela n'ait pas lieu et pour que son voeu ardent d'aider les êtres des enfers soit exaucé. 

 Le livre Tibétain de la vie et de la mort
 Pp 266-268
 De Sogyal Rimpoché
 Ed La Table Ronde - 2003

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