dimanche 25 septembre 2011

Trop beau pour être vrai... avec Martin Steffens

« C’est trop beau pour être vrai ! » L’expression semble belle : elle dit l’émerveillement plein d’incrédulité devant l’heureuse surprise. Mais si on l’écoute bien, elle dévoile aussi quelque chose de notre inaptitude à accueillir le bonheur. La dernière fois que je l’ai entendue, c’était de la bouche d’un ami, professeur de philosophie comme moi, qui me disait à propos de la foi chrétienne : « Soyons sérieux ! Un Dieu qui aime chaque homme, un Dieu qui, comme tu le dis, préfère chaque homme à tous les autres, c’est trop beau pour être vrai ! »

C’est comme si, spontanément, nous supposions que la vérité doit être décevante. Une pensée qui produit en vous de la joie est par nature suspecte. Le critère de la vérité serait ainsi, sinon la laideur, du moins la fadeur. Quand c’est beau sans plus, sans ce « trop » qui dit la plénitude, on est dans le probable. Mais si (mieux !) c’est laid, alors là, on est dans du certain. Ainsi la théorie darwinienne de l’évolution, qui conçoit la vie comme une force aveugle en lutte perpétuelle pour la conservation de soi, a plus de crédit que l’hypothèse opposée d’un travail souterrain et patient de la matière par l’Esprit. Influencés sans même nous en rendre compte par ces philosophes qu’on appelle les « maîtres du soupçon » (Marx, Nietzsche et Freud), nous donnons notre assentiment à ce qui dégrise, déchante et désenchante. La nausée de Sartre « parle plus vrai » que le psaume de louange.

Le réel, ce serait donc « quand on se cogne », pour emprunter un mot à Lacan : quand le doux rêve se brise contre la dure réalité… D’accord. Mais Léon Bloy avouait se cogner parfois contre les étoiles. Il est en effet des instants « de pure grâce » qui, par la plénitude de leur beauté, condensent en eux tout le sens et la saveur de notre vie. Parce que « trop beaux », ces instants sont-ils suspects ? Je crois au contraire qu’ils sont des éclats de vérité. Ils sont la promesse, soudain tenue, du bonheur pour lequel nous sommes faits.

L’enfant qui vient de naître, si fragile que les regards eux-mêmes n’osent se poser sur lui qu’avec délicatesse, n’est-il pas trop beau pour être vrai ? Cette femme rencontrée il y a quelques jours et qui, non contente de s’occuper de sa petite fille malade et de ses enfants, distribue sa joie de vivre à qui veut s’en nourrir, n’est-elle pas trop belle pour être vraie ? Et vous, chers lecteurs, n’êtes-vous pas trop beaux pour être vrais ? Demandez à ceux qui, parce qu’ils vous aiment, prennent plaisir à votre existence. Miracle de la vie donnée. Miracle de l’amour qui s’ouvre là même où l’on souffre. Miracle de la vie partagée. Ces miracles sont la saveur réelle de nos petites vies. Or on n’invente pas leur beauté : on se cogne à elle, et ce choc crée une étincelle, et de cette étincelle naît une attention plus pleine, un rapport plus authentique et plus vrai à la vie reçue.

La beauté, dans son excès même, n’est donc pas un déni de la réalité. Elle est au contraire le dévoilement de cette vérité qu’il faut dire aux tristes maîtres du soupçon et à ceux qui sont leurs disciples, c’est-à-dire leurs victimes : le réel, dans son aspect laid et décevant, ne dit pas tout de la réalité. Celle-ci est toujours plus ample que notre désespoir, plus folle que notre incrédulité. Apprenons seulement à en accueillir la discrète beauté… Et Dieu, s’il existe, préfère chaque homme à tous les autres.

Martin Steffens, 34 ans, père de famille, enseigne la philosophie en classe préparatoire littéraire. Il a publié dernièrement un Petit Traité de la joie (Salvator).
Source : La Vie (septembre 2011)