dimanche 30 juin 2013

La cinquième saison par Joshin Luce Bachoux

Tout comme le bruit de la pluie nourrit le silence, la luxuriance de la nature emplit le cœur et l’apaise après l’hiver. Le monde est un, et nous en sommes un rameau.


"Ploc, ploc, ploc..." Les gouttes de pluie frappent les toits de tuiles grises, rebondissent sur les gouttières, dégoulinent le long des cloisons en bois, creusent des rigoles dans le jardin au milieu des graviers blancs bien ratissés et des pins centenaires tout tordus. Le monde entier est pluie, tantôt pluie qui effleure avec légèreté chaque feuille et chaque brin d’herbe, tantôt pluie qui frappe avec force tous les obstacles qui l’empêchent de rejoindre la rivière et de basculer sur son passage rochers et racines...

C’est la cinquième saison du Japon, commencée depuis ce qui me semble un temps sans origine : fleurs de pêcher et pluie sans fin qui brouille tous nos repères. Ni jour ni nuit, le temps semble transformé en eau qui s’écoule, s’est écoulée de toute éternité. Imperceptiblement, notre vie a changé : il semble que nous marchions plus doucement, que ces grands pas décidés, pressés, habituels aux temples zen, aient laissé place à un glissement, un frôlement peut-être : nos pieds devenant aussi légers que les gouttes sous lesquelles ploie à peine la feuille de bambou... Nous ne parlons plus, mais nous chuchotons, laissant la première place aux crépitements, éclaboussures, friselis qui emplissent tout l’espace. Le silence de la salle de méditation s’est fait, paradoxalement, plus profond d’être ainsi accompagné : les petits craquements du bois, les froissements des vêtements, le bruissement imperceptible des tatamis de paille sous le poids des corps, tout s’est effacé. Chaque respiration me semble rythmée par un univers entier transformé en eau.

Les gestes se ralentissent, le temps s’écoule autrement, s’étire comme les gouttes sur la vitre. La fin de mon séjour dans ce temple japonais approche, bientôt, c’est le retour en France et j’avais espéré que ce moment me permettrait de me plonger dans l’étude, de mettre à jour les notes prises pendant les enseignements du Maître, de vérifier des mots dans mon dictionnaire de japonais. Mais à peine ai-je ouvert un livre que mon regard s’égare, se perd dans le rideau d’argent qui enveloppe toutes choses. À travers les trouées de brume, sous la caresse de la pluie, taillis, mauvaises herbes, ronces, fleurs sauvages, échappées de prairie... tout resplendit, brille, s’agite et respire cette eau délicieuse. La mousse semble s’étaler à vue d’œil, émeraude riche et épaisse sur les rochers striés de veines luisantes, ou fin lichen couleur de bronze sur le tronc des cryptomères. A-t-il jamais existé un monde qui ne soit pas vert?

Tout comme le bruit incessant de la pluie finit par nourrir le silence, la luxuriance de la nature emplit le cœur et l’apaise après des mois d’hiver en noir et blanc. Le monde est un, et nous en sommes un rameau. Dans cette solitude choisie et dans la recherche qui nous guide, nous savons que nous réagissons à tout ce qui nous entoure. Cette eau qui baigne feuilles et racines est pour nous aussi nourriture et pureté. Nous participons du renouveau de la nature et le silence qui peu à peu s’est infiltré dans nos gestes, nos paroles et notre esprit, signifie peut-être qu’il est un temps pour recevoir et absorber avant de reprendre l’activité coutumière.

"Ploc, ploc, ploc... " Je ferme les yeux en me laissant porter par ce rythme tranquille ; mais, dans mon demi-sommeil, un changement soudain me fait dresser l’oreille : j’ai entendu ma voisine se retourner dans son lit. Un instant, je perçois aussi un bruit de pieds nus sur les marches : la pluie s’est arrêtée, et je me sens vaguement inconfortable, j’ai l’impression d’avoir perdu le fil d’une présence. Heureusement, "ploc, ploc, ploc...", je suis bercée de nouveau et m’endors. Demain encore, le monde sera vert...