lundi 24 décembre 2012

"Noël devrait être le temps d’une profonde réflexion" avec Pierre Rabhi



Entre une fête chrétienne qui n’est plus forcément vécue comme telle et le grand déballage consumériste auquel on assiste tous les ans, que signifie Noël pour vous ?
Noël est la commémoration de la naissance de Jésus-Christ, et cela reste pour ceux qui sont encore dans le giron du christianisme. Je constate que cette signification originelle s’est effacée au profit d’une conception plus laïque, et même païenne. Pour ma part, je ne suis pas un homme des commémorations. Vous savez, même pour mon anniversaire, je ne sais parfois plus bien où j’en suis.
En revanche, je récuse l’outrance avec laquelle se déroule aujourd’hui ce temps festif, qui est une occasion de se rencontrer et de manifester son attention aux autres. Cet excès trahit une société où on a perdu le sens de la vraie joie, qui ne s’achète pas. La joie n’est pas de nature commerciale. La preuve, on la rencontre chez des personnes qui vivent dans la misère. A contrario, chez nous, il n’est pas rare d’entendre que tout va bien – la famille, le travail, l’entreprise – mais que nous, on ne va pas bien. Car le matériel ne donne pas la joie. C’est quelque chose de profond, d’inaltérable, et de plus en plus rare dans notre monde d’aujourd’hui.
Peut-on se reconnecter à cette joie malgré l’inclination générale pour les plaisirs matériels ? Et comment ?
Je ne pense pas qu’il faut s’y reconnecter. La joie, nous l’avons potentiellement en nous. Il faut la cultiver, la nourrir et surtout s’affranchir de tout ce qui est anti-joie. La joie est au-delà du plaisir. Elle est de nature transcendante, intemporelle. Elle est d’une nature tellement spirituelle et profonde qu’elle n’obéit pas aux lois ordinaires. Nous avons tout sur notre planète pour être heureux. Mais devant une belle oasis, au lieu de s’émerveiller et de voir une source de joie pour les sens, pour l’esprit et pour le cœur, on voit un gisement. C’est la vulgarité de l’argent. Il faut repenser le sens de nos vies.
Je vais souvent en Afrique. Dans la brousse, je rencontre des êtres joyeux, qui sont loin de notre monde de consommation, où on consomme aussi beaucoup d’anxiolytiques ! Il faut reconquérir cette joie tranquille et naturelle, qui donne le bien-être suprême. Comme vous le savez, je suis d’une culture saharienne et musulmane. Chez moi, j’ai toujours vu les gens se réjouir très vite. On demande comment ça va et on a en face de soi un sourire lumineux et quelqu’un qui rassure que tout va bien et qui rend grâce à Dieu, « hamdoulah »… Aujourd’hui, le bonheur est une notion de plus en plus compliquée. Nous sommes dans une détresse incroyable.
De quelle manière vivez-vous cette fête de fin d’année chez vous, en Ardèche ?
Tout simplement. Avec mes cinq enfants, cinq petits-enfants, mes gendres et belles-filles, et des amis, cela fait beaucoup de monde (pour moi, la famille, c’est la famille élargie !). Chez nous comme ailleurs, Noël est une sorte de parenthèse après une année de tracas et de soucis à gérer. Mais c’est très simple. On mange sainement toute l’année, alors pourquoi ferions-nous une exception à Noël ? On fait quelques extra pour marquer le coup. J’aime beaucoup les huîtres… qui sont d’ailleurs un mets très simple ! Je ne dis pas qu’il ne faut pas de fête, au contraire. Les hommes ont toujours eu besoin de fêtes, de célébrations et de cérémonies, qui sont, comme la nourriture qu’on partage dans ces occasions, des prétextes à convivialité et à jubilation collective. Ce que je n’aime pas, c’est cette orgie dépensière, alimentaire, alcoolique, de jouets…
Ici, on a souvent des Noëls très joyeux, mais frugaux. À Montchamp, nous avons vécu sans électricité pendant treize ans. Quelques bougies qui dansent, un feu de cheminée devant lequel on est là, tranquilles, méditatifs… Pour moi, c’est le bonheur absolu. Et puis nous avons la compensation de paysages magnifiques.
Vous employez le mot « compensation », pensez-vous que cette orgie dépensière à la fin de l’année est une façon de compenser nos modes de vie inaptes à procurer la joie dont vous parlez ?
Globalement, quand on regarde la société moderne avec son effervescence productiviste, il n’est pas impossible que tous ces achats compensent les déficits de toute l’année. Ce relâchement est peut-être nécessaire dans nos sociétés incarcérées, déconnectées des joies de la nature. Mais est-ce que cela compense vraiment ? Quand on est proche de la nature, on peut se réjouir plus facilement, c’est vrai.
Noël correspond aussi à la fin des jours les plus courts de l’année, au solstice d’hiver qui annonce le temps de la chaleur, le temps solaire de l’été. La nature se réveille tout doucement, on voit les animaux qui évoluent aussi, la lumière revient… Tout est réglé comme une chorégraphie ; la nature est une scène merveilleuse !
Quels sont les plus beaux cadeaux que vous ayez reçus ?
Celui qui m’a le plus enchanté, enfant, c’est une trottinette. C’était extraordinaire ! Mais je m’amusais beaucoup aussi avec de l’ordinaire. Mon premier vélo a été un fil de fer tordu : c’était le guidon et j’avais imaginé tout le reste. Un bon jouet est un jouet qui provoque l’imaginaire, comme les poupées auxquelles les petites filles s’identifient. Ceux d’aujourd’hui sont beaux, colorés, perfectionnés, ils font du bruit… il n’y a rien à y ajouter. Ce sont des jouets qui amputent l’enfant de son imaginaire. Ils sont trop concrets, trop positifs, trop complexes.
J’ai aussi des souvenirs merveilleux des histoires que me racontait ma grand-mère. Aujourd’hui, enfants et adultes sont saturés de bruit, d’images, de paroles… On est sortis de l’oralité – mais, paradoxalement, la parole a perdu de sa valeur. Elle est devenue réservée aux choses ordinaires et, dans la société, l’espace de dialogue se restreint de plus en plus aussi.
Noël est-il une occasion de penser aux autres ?
Si l’on se réfère au message de Jésus-Christ, c’est un message de compassion et d’amour. Noël est une fête d’une charité profonde, mais le « business » s’en est emparé au point que c’est devenu un pur commerce. Pendant que nous festoyons, des enfants meurent de faim. Pour eux, il n’est pas question de jouets, un bol de soupe serait un cadeau. Nos poubelles sont mieux nourries que beaucoup d’êtres humains. Il est temps de prendre conscience de notre inconscience. D’une manière générale, je pense qu’il faut abolir l’humanitaire. Cesser de donner des sacs de riz, mais tout faire pour que des hommes puissent nourrir leur famille tout en soignant la terre. Les personnes que je forme en agro-écologie sont aussi des guérisseurs de la terre. Je suis en colère parfois, les solutions existent, mais on ne les applique pas. Noël devrait être le temps d’une profonde réflexion.
Propos recueillis par Isabelle Petiot

Un nouveau né pour un nouveau regard...

Depuis Intouchables, le philosophe Alexandre Jollien rêvait de rencontrer Philippe Pozzo di Borgo, dont l’histoire a inspiré ce succès de cinéma. Qu’à cela ne tienne, une réalisatrice suisse, Raphaëlle Aellig Régnier, a réuni ces deux hommes que 22 ans et bien d’autres choses séparent. De leur rencontre est né De chair et d’âme... 
Vous parlez souvent tous deux de vos combats contre la douleur, pour supporter le regard des autres… mais aussi de fragilité. Comment ressentez-vous l’idée d’un Dieu qui s’est incarné dans le nouveau-né de la crèche ?


Alexandre Jollien : Pour moi, Noël est un événement éminemment subversif qui vient convertir toute notre vision du monde et nos valeurs de compétition, de force, d’adversité, voire de concurrence. Un sauveur né dans une crèche, fragile, à la merci du premier venu, il se donne à l’humanité pour la sauver. Le message de Noël, outre le don, c’est peut-être aussi celui-ci. La fragilité peut devenir le haut lieu de la fécondité pour autant qu’on l’accueille sans protections, sans murs, sans masques.
La crèche m’invite à accueillir ma vulnérabilité et à prendre le risque de m’ouvrir à l’autre tel que je suis. Le Dieu des chrétiens n’est pas un Superman, ni un héros mais quel­qu’un, une personne qui sauve en donnant tout, en se donnant. 





Philippe Pozzo di Borgo : L’image du Dieu enfant innocent et désarmé et qui plus tard portera le poids et les misères du monde est, à travers son sacrifice, la plus grande espérance de notre humanité. La fragilité est une force tranquille, en devenir, à la lumière de cet accomplissement.


Source : interview du magazine La Vie