samedi 19 juin 2010

Des légumes ordinaires avec Joshin Luce Bachoux

Je regarde avec consternation  la réserve de la cuisine : des légumes rabougris au fond d'un panier, quelques boîtes de conserve, restes des précautions prises contre les rigueurs de l'hiver... J'aurais dû... ah! «J'aurais dû» ! J'aurais dû aller faire des courses hier; j'aurais dû apporter la voiture chez le garagiste la semaine dernière, avec ce drôle de bruit à l'avant ; j'aurais dû me douter que ces personnes allaient venir, et qu'elles prendraient le dîner avec moi... Oublions les regrets tardifs: pas de courses, plus de voiture.
Regardons de plus près : il y a de quoi faire une soupe oui mais vraiment simple, rien a priori qui ravira mes invités.
Que faire, sinon rassembler un peu d'enthousiasme et me mettre au travail? Je regarde la cuisine vide et dans mon esprit chantonne une petite phrase, écrite tout exprès pour moi, il y a 800 ans, par un moine bouddhiste, maître Dogen : “Faire une soupe délicieuse avec des légumes ordinaires »...
Je m'attaque aux légumes, les rince, les découpe; je cherche dans les herbes toutes desséchées, et dans les flacons d'épices presque vides. Voyons... un petit peu de ceci, une pincée de cela et, innovons, quelques brins de ceci-cela... … Laissons mijoter, et espérons.

Je me mets à rêver à un vieux moine japonais pris comme moi au dépourvu par l'arrivée d'invités imprévus, et hochant mélancoli­quement la tête devant le coffre à riz presque vide... Toutefois, je connais les écrits de ce maître rusé, et je doute qu'il n'ait voulu parler que de recettes de cuisine. En fait, il dit dans ce texte : il est facile de fabriquer une soupe délicieuse en recherchant des ingrédients rares et précieux, mais ceci n'est pas la vérité de notre vie. Notre vie se compose de tous les moments de tous les jours, aussi ténus, banals, ou triviaux qu'ils puissent nous paraître, et pas seulement des jours de fête, ou des grandes vacances! Notre vie se fait avec chaque geste; elle se tisse avec chaque parole, qui résonne à l'infini autour de nous et des autres. Oui, se laver les dents, marcher jusqu'à sa voiture, boire un café ou faire le ménage: de ces instants quotidiens, de la façon dont nous les vivons, dans la présence ou dans l'absence, dans la joie ou dans l'impatience, dépend le goût même de notre vie.

Tout en rajoutant un peu de sel, je me dis qu'en effet il est facile de passer une journée agréable en faisant des choses agréables, mais que vais-je faire des journées ordinai­res ? Vais-je décider qu'aujourd'hui, journée banale et grise, ne m'inté­resse pas, et rester dans un demi- sommeil, indifférente, attendant le lendemain, dans l'espoir qu'il se révèle plus coloré, plus excitant? Ou vais-je essayer d'accompagner de tout mon être chaque journée, de la vivre en lui laissant son goût unique et irremplaçable?
Parfait, c'est presque cuit, lais­sons mijoter encore un peu. Et puis, tiens, moi aussi, ce soir, je me sens un légume bien ordinaire... Une carotte peut-être, quoique j'aime la lumière, alors petit pois, ou potiron! Et comment, moi, légume ordinaire, dans une vie ordinaire, puis-je faire de ma vie une soupe délicieuse qui réjouira les proches et les lointains comme l'affirme ce moine ? Est-ce que ce n'est pas à moi de décider, de choisir un peu de ceci, et un peu de cela, quelques efforts, une pincée d'entrain et beaucoup de cœur - rien d'extraordinaire, et pourtant tout ce qui compte...
Ah! mes invités arrivent... Bienvenue pour quelques heures simples et délicieuses à passer ensemble!
JOSHIN LUGE BACHOUX est une nonne bouddhiste. Elle anime la Demeure sans limites. (La Vie-6 mai 2OlO)

La pleine conscience... en conférence