dimanche 8 novembre 2015

Nicolle Carré, jusqu'au bout, prendre soin de sa vie

Animée d'une foi intense, cette psychanalyste est sortie transformée de sa maladie, qui lui a fait frôler la mort à deux reprises. Elle témoigne de sa volonté de vivre pleinement son existence en acceptant ses faiblesses.

En avril 1992, j'appris que j'étais atteinte d'une leucémie aiguë. Le diagnostic était là : je pouvais mourir d'un moment à l'autre. Mes jours, voire mes heures, étaient comptés. Ma première pensée fut pour mon mari et mes enfants : qu'allaient-ils devenir ? Simultanément, je compris qu'en rejoignant Dieu mes combats intérieurs allaient cesser, ce qui me plongea dans une certaine joie. Mais, une fois malade, à bout de force, un grand tournant s'opéra en moi : je pris conscience que l'existence était un don, un don de Dieu. Que Dieu était Vie, et au coeur de toute vie humaine. Derrière mon désir de le rejoindre se cachait en fait une peur d'affronter cette dernière. Dieu était là, alors, pourquoi le chercher sur l'autre rive ? Puisqu'il m'avait donné cette existence, je devais en prendre soin.
La psychanalyse, dont j'ai fait ensuite mon métier, est très importante pour moi, et d'une grande richesse. Mais c'est au coeur de la maladie que j'ai découvert l'essentiel : c'est lorsqu'on est dépouillé de tout que la volonté de posséder sa vie s'évanouit. La seule chose qu'il nous reste alors est de s'ouvrir à ce qui est là. Avant, je voulais gagner, désormais je n'avais plus rien à gagner. Tel un petit enfant, je ne pouvais qu'accueillir ce qui advenait. Ce changement radical m'a permis, peu à peu, de faire de mon quotidien un exercice de l'instant présent : dans chacun de mes actes, j'accueillais la moindre chose comme un cadeau de Dieu. Je ne savais plus si j'avais la foi ni ce qu'est la foi, mais il y avait en moi une prière continuelle : « Abba, Père. Que jamais je ne sois séparée de toi. » L'équipe médicale qui me soignait et m'accompagnait s'étonnait de la manière dont j'appréhendais ces instants cruciaux. Dieu, à qui j'ouvrais le plus profond de mon être, était mon souffle, alors même que je ne pouvais pas respirer sans l'aide de machines.
Avant ma maladie, ma croyance en Dieu était déjà intense. Mais je cherchais davantage à le connaître qu'à vivre de lui. Ma jeunesse passée en Tunisie m'avait permis de découvrir l'aspect profondément religieux de la culture musulmane. Après avoir cheminé dans les voies de la spiritualité hindouiste, j'avais retrouvé la foi chrétienne au cours d'une messe de minuit, en 1989. Ce soir-là, je pris véritablement conscience que Dieu s'était incarné à la naissance de son fils Jésus. Mon existence en fut retournée et l'émerveillement d'un Dieu fait homme ne s'est, depuis lors, jamais estompé.
Un nouveau bouleversement se produisit en 1998 : je rechutai dans la leucémie. Après ma rémission, je m'étais tellement mise à aimer la vie, que je ne voulais plus la quitter. J'en avais fait un joyau, un don à découvrir chaque jour. Une fois remise sur pieds, j'étais revenue chez moi et avais retrouvé mon mari, mes enfants et divers engagements, comme mes études de théologie et mes activités en paroisse. Aussi, lorsque j'appris que ma leucémie repartait, la peur de mourir m'envahit. Grâce à mon mari, à sa présence à mes côtés, à la justesse de ses mots, à son accueil de mes angoisses, j'ai pu, tout doucement, apprivoiser la mort en mettant de l'ordre dans mes affaires. J'ai fini par accepter derecevoir à nouveau le sacrement des malades. Je voulais que ce soit une grande fête réunissant ceux que j'aimais avec toutes leurs différences religieuses : orthodoxes, catholiques, protestants, musulmans, hindouistes, mais aussi athées. Il me fallait célébrer ce qui nous liait et qui était plus fort que la mort. Il me fallait aussi leur exprimer, par cette fête, combien j'avais besoin d'eux dans ma lutte, et combien je me sentais responsable d'eux dans ma manière d'affronter la fin. Au cours de la messe où j'ai reçu ce sacrement, un vieil ami prêtre a fait l'homélie : « Nicolle, vous vous trompez : le Christ ne va pas vous aider à vivre la maladie, il va la vivre en vous. » Cette phrase a été un second virage intérieur : une paix et une joie immenses ont germé en moi. Durant les semaines passées au bord extrême de la mort, où je ne parvenais plus à respirer malgré l'oxygène, où la fatigue ne me permettait plus de porter mon corps, où la douleur et l'angoisse me terrassaient, je ne savais plus si je croyais en Dieu. Mais je savais que le Christ était en moi. Cela me suffisait.
Depuis trois ans, les médecins me considèrent comme guérie. Cette paix et cette joie ressenties pendant l'homélie ne m'ont pas quittée. Je ne vis pas sur un petit nuage : je suis comme tout le monde, je continue de traverser des moments difficiles. Mais désormais, je n'essaie plus de les fuir ni de les maîtriser. Je sais bien que je ne peux pas tout. Je sais surtout que « je peux tout en Celui qui me fortifie » (Philippiens 4, 13), et donc que tout est ouvert si j'y consens. Je sais que je mourrai un jour comme tout le monde. Tant d'années passées à surveiller ma santé, à naviguer entre des résultats incertains, les effets à long terme des traitements, mais aussi des bonnes nouvelles, ont fait de la pensée des fins dernières une quotidienneté. Les angoisses sont parfois là, mais j'apprends à aimer ma faiblesse. Parce que je suis faible, je n'ai plus besoin d'être forte : j'accueille chaque instant qu'il m'est donné de vivre. Au fond, je suis de plus en plus libre.
Lorsqu'on fait le bilan de son existence, certaines choses, qui apparaissaient jusque-là importantes, ne sont plus essentielles. Finalement, demeure une question : ai-je accueilli l'autre, ai-je été moi-même ? Un sage hassidique a dit : « Au jour du jugement, on ne te demandera pas si tu as été Moïse, on te demandera si tu as été toi-même... » C'est-à-dire avec mes peurs, mes fragilités... Je ne peux pas les enlever, juste les accueillir, et alors cela change tout. L'approche de la mort est la découverte que l'on ne peut pas maîtriser la vie... Quel combat et quelle libération !

> Au bord du mystère

« J'apprends à vivre en apprenant à mourir. Je pressens que l'inconnu est l'inconnu du don. Ma peur de la mort s'apaise lorsque j'entre dans ce mystère du don. La vie est assez large pour tout contenir, même la mort... » En des mots choisis, Nicolle Carré livre ici le fruit de son combat, celui de ses émotions lors de son parcours au bord du mystère, à la crête de la vie et de la mort, entre douleurs, souffrances et rémissions. Un ouvrage de circonstance pour ceux qui traversent la maladie et pour leurs proches. 
Préparer sa mort. Un hymne à la vie, de Nicolle Carré, l'Atelier, collection Mieux vivre, 15 EUR (en cours de réimpression).

> Les étapes de sa vie

1939 Naissance à Tunis.
1959 Découverte du mystique musulman al-Halladj (858-922).
1960 Retour en France.
1960-1964 Études de psychologie.
1969 Mariage avec Olivier, dont naîtront deux enfants.
1977-1989 Séjour en Inde, découverte de l'hindouisme.
Noël 1989 Expérience mystique du Christ.
Avril 1992 Atteinte d'une leucémie aiguë.
1998 Rechute.
Depuis 2001 Psychanalyste et conférencière.
2007 Vivre avec une personne malade (l'Atelier).
2012 Déclarée en rémission complète par les médecins.