dimanche 9 janvier 2011

Ton sourire par Philippe Mac Leod

D'où vient-il, ce sourire qui bouleverse tout le visage, et s'étire comme une aube claire sur la mer, libérant les couleurs secrètes d'une fleur tenue longtemps fermée ? Te poses-tu parfois ce genre de questions, qui ne valent pas pour leur réponse, mais seulement par l'émerveillement qui les suscite ? Nous nous étonnons si peu de l'incroyable qui est en nous, partout alentour, et qui plus simplement est nous-mêmes... Oui, de quel lieu caché surgit-il, peut-être guère plus important que le bouton à peine distinct de la tige, et perdu dans les feuilles, d'où jaillira la rose éclatante, charnue, vaste et profonde ? Fleur imprévisible, qui se ferme et s'épanouit aux rayons d'un soleil invisible. Fleuve immobile des lèvres, qu'agite un courant soudain, aux reflets vifs et fuyants.


Mais que dit-il de nous-mêmes ? Telle est au fond la question qui motive toutes les autres. Que révèle-t-il de notre nature qui nous échapperait encore ? Je sens bien qu'il n'exprime pas seulement la tendresse, le contentement, la reconnaissance ou la grâce d'une politesse : il s'ouvre, il ouvre le visage, il écarte la chair ou la soulève comme un voile, il la fend pour en laisser paraître, en un rapide éclair, le fond secret, insaisissable, ce qu'il y a en chacun de nous de moins dicible.
On songe alors à ces larges trouées, parfois, qui nous surprennent dans un paysage, ou à ces clartés soudaines dans les ciels troubles et mouvants. Il y a quelque chose de la nature de l'horizon, sur ces lèvres qui s'étirent, quelque chose comme un lointain qui s'approche et prend corps en tremblant - je ne sais, comme une grâce bouleversante, une bonté tenue en réserve, auxquelles on ne croit pas assez, et qui viennent fleurir là, irradiant tout le visage.


Par cette brèche, par ce court déséquilibre dans l'ordonnance tranquille du visage, toute l'âme semble affleurer, la substance même de notre être intérieur s'épanchant un moment, dans une lumière à peine perceptible, d'une douceur ineffable. C'est là, au bord de cet abîme à peine entrouvert, que l'on découvre combien la chair est proche de l'âme, combien le souffle qui l'anime, les fibres qui la tissent, la chaleur qui l'enveloppe, le sang qui l'irrigue recèlent une lumière qui nous échappe la plupart du temps et qu'on mesure mieux quand elle vient à manquer. Le sourire ne parle pas seulement des profondeurs du cœur humain, il dit aussi combien la matière est pénétrée d'esprit, combien cette chair que nous sommes, dans sa fragilité même, à l'extrême pointe du visible, est un reflet du divin. Au moment où un sourire fleurit sur un visage, au-delà des raisons qui le suscitent, l'univers s'accomplit, sans bruit, sans parole, dans cette dernière métamorphose de la vie, comme une couronne à son sommet, aussi précieuse que fugitive. Tu souris, et c'est comme une lampe qui s'allume en plein jour. Plus haut que tout le visible, le visage irradie. De l'incandescence des yeux, du mince filament des lèvres, qui d'un coup s'embrasent, une lueur jaillit qui éclaire l'ombre alentour, comme un autre jour qui couvait sous ta peau.


Je te regarde, je te contemple. Est-ce une fontaine du bord de tes lèvres, est-ce la transparence et la pureté de l'eau que je reconnais là, aussi insaisissable que le reflet d'un sourire à la surface de la chair ? Non, c'est l'azur qui s'éclaire, un ciel qui remonte et grandit, un ciel venant de si loin en toi qui ne diras jamais plus, jamais mieux que ce sourire.


PHILIPPE MAC LEOD est écrivain et a publié plusieurs recueils de poésie. Son dernier ouvrage, D'eau et de lumière, est paru aux éditions Ad Solem. (source : La Vie)