mercredi 3 novembre 2010

"Laisser la vie répondre" avec Alexandre Jollien

Choisir un conjoint, un métier, un mode de vie, une nouvelle paire de chaussures, voilà notre pain quotidien. Petites ou grandes, il est tant de décisions plus ou moins heureuses qui jalonnent une existence. Comment ne pas se lancer tête baissée dans l'action ? Comment, à l'écart de la précipitation, s'octroyer le temps de la réflexion pour poser les bons actes, ceux que le quotidien réclame, ceux que la liberté exige ? Avouons-le d'emblée, une part non négligeable de nos activités se vit sous le mode du pilotage automatique. Et que dire de nos opinions, de nos convictions ? Les avons-nous examinées, soupesées, évaluées ?

Saint Ignace de Loyola nous donne un premier outil pour décider juste. Il conseille de ne jamais prendre une décision en période de désolation. Quand tout va mal, lorsque nous sommes au fond du gouffre, il est fort tentant de souhaiter tourner la page, définitivement. De là à jeter le bébé avec l'eau du bain, il n'y a qu'un pas ! L'ultime audace réclame, face à l'épreuve, d'essayer pour un temps la non-décision, d'user de circonspection et d'oser ne rien décider, mais rien, avant qu'une intuition claire et limpide ne vienne au jour. Rien de pire que l'agitation pour nous embarquer dans de funestes aventures. Les périodes de tristesse ne sont pas toujours propices à la réflexion. La réalité, voilée, n'offre alors plus de prise solide. Attendre que la vague passe pour nous risquer à des choix, voilà le courage et la patience. Cette vertu, ici, ne congédie pas l'action, au contraire. Il s'agit seulement de s'abstenir de vouloir changer de cap sans une saine et féconde maturation.



À l'heure du choix, une tentation nous guette : nous replier sur nous-mêmes, n'écouter que nous. Pourtant, le détour par l'autre peut s'avérer utile, nécessaire, voire vital. Pour trouver la bonne direction, nous ne sommes pas toujours les plus avisés. Le nez dans le guidon, nous peinons quelquefois à prendre le recul approprié à une sage résolution. Le dialogue est un art, l'écoute aussi. Prendre conseil, consulter avant de réagir, voilà qui assurément peut nous rendre libres, distants à l'endroit de nos lubies, de nos caprices et de nos désirs superficiels. L'humilité, donc, nous ouvre à l'autre pour que la rencontre devienne le lieu du dépouillement, où nous quittons préjugés et œillères sans toutefois nous transformer en une girouette. Nietzsche, aussi, livre un outil. « Si, dans tout ce que tu veux faire, tu commences par te demander : "Est-il sûr que je veuille le faire un nombre infini de fois ?"; ce sera pour toi le centre de gravité le plus solide. » Avant de nous lancer dans de nouveaux projets, il est bon de bannir toute insouciance, ne pas prendre à la légère ce qui se dessine ici et maintenant dans l'acte que j'accomplis. La légèreté provient précisément de ce choix mûrement réfléchi, lorsque la réponse en actes relève de l'évidence, quand elle correspond entièrement à ce que nous sommes au plus profond de notre être. Nietzsche aide à descendre au fond du fond pour laisser la vie répondre à la question qu'elle pose.  
Pour nous avancer vers le choix libre, il sied donc d'oser une descente en nous-mêmes pour désobéir aux impératifs, à l'immédiat, à la spontanéité qui, bien souvent, nous éloignent de notre intérêt propre. Que dois-je faire ici et maintenant ? Sans hâte, épouser la réalité, nous ajuster au mieux à ces exigences avec les moyens et les ressources du jour.
Source : "La Vie" 3 Juin 2010