lundi 20 janvier 2014

Rencontre entre Bernard Campan et Alexandre Jollien (1)

Entre eux, l’amitié s’est imposée comme une évidence, un apprentissage de la différence et du respect, dont ils nous délivrent quelques conclusions.

L’un passe pour un « comique », l’autre pour un « handicapé », mais quelle notoriété ne repose pas d’abord sur un malentendu ? Après s’être fait remarquer sur la scène du Petit Théâtre de Bouvard, Bernard Campan a connu un succès phénoménal avec les Inconnus (en compagnie de Didier Bourdon et de Pascal Légitimus), mais, depuis 1999, il s’attache à remplacer la comédie par un cinéma plus intimiste, émouvant, parfois douloureux, tantôt sous la direction de Bertrand Blier (Combien tu m’aimes ?), de Marc Esposito (Le Cœur des hommes) ou de Zabou Breitman (Se souvenir des belles choses et L’Homme de sa vie).

Suite à un accident de naissance (strangulation par le cordon ombilical), Alexandre Jollien est infirme moteur cérébral. Après avoir décrit, dans Le Métier d’homme (Seuil, 2002), le combat quotidien d’un corps difficile, la dureté du corps médical et le sentiment d’anormalité qui accompagne son handicap natal, celui qui veut « rester vulnérable pour ne pas anesthésier sa sensibilité » entreprend, dans La Construction de soi, son dernier ouvrage, de dessiner un art de la joie malgré le monde et ses difficultés. Il souhaite également s’affranchir de l’étiquette d’« anormal savant », au profit d’une conversation joyeuse et sans illusion avec les plus grands penseurs – Boèce, Schopenhauer, Spinoza, Montaigne, Épicure…


Bernard Campan : J’ai découvert Alexandre Jollien à l’occasion d’une émission de télévision. J’ai tout de suite eu envie d’écrire un scénario à propos de son histoire qui m’a renvoyé à mes propres handicaps, à ma propre difficulté de vivre ou d’être heureux. Mais l’idée du film a rapidement été mise de côté au profit d’une amitié pure, sans autre enjeu qu’elle-même.

Alexandre Jollien : L’objectif du scénario était, à la faveur du récit de ma vie, de témoigner d’un état d’esprit, essentiellement joyeux malgré la douleur des êtres et la situation du monde. Mais on a eu peur que les spectateurs ne réduisent le film au handicap qui m’affecte. Rares sont ceux qui ne s’arrêtent pas aux apparences… Cela dit, pour dépasser le handicap, il faut tout d’abord le voir, le reconnaître. Nul n’échappe aux apparences, mais tout le monde n’est pas obligé de s’y tenir. Elles sont une porte ouverte qu’on néglige souvent de franchir, faute d’audace ou de temps.

B. C. : Il faut dire qu’Alexandre lui-même est sans pitié ! Je me souviens du jour où je lui ai montré la première mouture d’un autre scénario que je venais d’écrire. Il m’a juste dit : « Bon, ce n’est pas mal mais un peu conventionnel… » J’étais effondré. Grâce à lui, je venais de comprendre que j’avais plus écrit pour épater la galerie que pour dire quelque chose. Tout était à refaire, j’ai donc recommencé, avec la bénédiction d’Alexandre. Il m’a promis de me « tenir la main » jusqu’à la fin de la rédaction, ce qu’il a fait. Je ne sais pas si le nouveau scénario est bon, mais je sais qu’il est désormais fidèle à ce que je voulais dire. En un sens, Alexandre m’a permis d’accoucher de moi-même.

A. J. : Dans mes ouvrages, je ne cherche pas à me faire plaindre, mais à poser la question de la dissemblance, à revenir sur la distinction entre le normal et le pathologique, à décrire le parcours qui transforme éventuellement le malheur en bénédiction. À aucun moment, je n’ai cherché à inspirer l’espèce de sollicitude – ou de condescendance – qui pollue certains articles sur mon dernier livre, La Construction de soi. Quand je lis un papier qui ne parle que de ça, j’ai l’impression d’être deux fois handicapé. C’est (au moins) une fois de trop ! Il y a du jugement dans la commisération. Mieux vaut ne pas être du côté de ceux qui, selon Spinoza, « aiment mieux prendre en haine ou en dérision les passions et les actions des hommes que de les comprendre ».


B. C. : J’envie la sagesse d’Alexandre (ou celle de Spinoza), car, pour ma part, le jugement m’obsède. Je suis même, je l’avoue, dans un jugement permanent. Disons que je condamne le jugement sans pouvoir m’empêcher de le pratiquer. Si le jugement est toujours premier, je reconnais qu’il est cependant possible de l’éviter. Une des voies pour y parvenir consisterait à admettre la tentation de juger qui existe en chacun de nous pour la dépasser ensuite.

A. J. : C’est dire que nous sommes tous les deux d’un tempérament résolument pacifique. Je crois que ça vient du fait que nous utilisons l’un et l’autre notre corps comme outil de travail. En ce qui me concerne, la recherche de la cohérence philosophique m’impose de tenir toute pensée pour une émanation du corps. De faire la paix, en somme, en moi-même et avec moi-même.


Propos recueillis par Raphaël Enthoven