dimanche 1 février 2015

Samsara et nirvana avec Alexandre Jollien


Voilà quelques mois que nous avons atterri au sommet de cet immeuble de 15 étages. Dire qu’il y a dix ans la Corée du Sud représentait à mes yeux qu’une terre lointaine, un nom presque insignifiant, perdu dans l’atlas de mon enfance. Aujourd’hui, elle constitue le cœur de notre quotidien.


Voilà la formation spirituelle rêvée : vivre sans repères, se rapprocher d’un réel inconnu, se mettre à l’écoute des gens avec le cœur quand les mots font défaut. Tout cela déconcerte et peut engendrer un stress immense pour qui veut se maintenir dans la performance, la compétitivité. Mais le pari de ce séjour, c’est de sortir pour un temps du contrôle, de laisser se reposer un peu les verbes avoir et réussir, ces hyperactifs. Au final, tout est dans les mains du Créateur, tout est prêté. Je le dis souvent aux enfants. Notre corps, la nourriture, le toit qui nous abrite, la famille et les parents… tout est prêté. Aussi, il s’agit de s’exercer à considérer les choses sous un nouvel angle ou, mieux, sans angle du tout. Comment ne pas rire lorsque, incapable de demander à la pharmacienne une pommade contre un gros rhume, je suis obligé de mimer la toux et de me frotter la poitrine à grands renforts d’atchoums…

En arrivant, je m’attendais naïvement à croiser des bouddhas à tout bout de champ. Et quelle ne fut pas ma surprise lorsqu’en entrant dans une supérette je suis tombé sur un homme en train de battre vertement l’épicière ! Après avoir fui lâchement, je me suis soudain souvenu de Nagarjuna et de Maître Eckhart. Oui, le monde est à la fois nirvana et samsara, les rires côtoient les larmes. Aucun voyage, même en avion supersonique, ne peut nous arracher au tragique de l’existence, rien de nouveau sous le soleil…

Dans la rue, mon fils me montre un lugubre bassin dans lequel d’infortunés animaux marins attendent qu’un client les bouffe. J’ai essayé de le consoler :
« On est en plein samsara, mon fils, c’est la vie ! » Un homme aux larges bottines perdues sous un immense tablier jaune sort alors. Il se saisit d’une sorte de pieuvre et disparaît… Devant l’abat­tement de mon enfant, je lui confesse que, pour ma part, je me réjouis du sort du malheureux qui échappe enfin à une condition infernale et quitte pour de bon cet aquarium maudit dans lequel il ­poireaute, souffre et dépérit.

Dans la journée, il y a des flashs de nirvana, des moments de joie intense. Le samsara n’est jamais très loin non plus ! Un rien et tout bascule… sans parler des tiraillements qui se succèdent. Le tout est toujours et encore de se fixer nulle part. En ce sens, je pense à Céleste, ma fille cadette de 2 ans et demi, qui n’aura probablement aucun souvenir de notre séjour coréen. Parfois, je me dis que c’est dommage, mais au fond, j’aimerais être comme elle et accueillir gratuitement l’instant sans le comparer à ce qui a été déjà vécu, tout ouvert à l’être, à ce qui advient.

Le soir, au sommet de ma tour, j’imite sa confiance lorsque je me jette dans mon lit et dans les bras du Père céleste et que j’abandonne tout. Souvent retentit une intuition : « Si je veux maîtriser notre vie ici, je suis foutu. » Les épicières battues et les aquariums glauques n’effaceront jamais le miracle inouï d’ouvrir chaque jour nos yeux.