mercredi 22 janvier 2014

Rencontre entre Bernard Campan et Alexandre Jollien (3)


B. C. : J’aimerais pouvoir dire qu’il y a des rôles dont l’incarnation change la vie autant que la fréquentation des philosophes, mais c’est un vœu pieux. Disons qu’il faut le souhaiter, il faut tendre vers ça, à ceci près que, encore une fois, les rôles qu’on incarne réclament, de la part de l’acteur, qu’il aille chercher en lui-même ce qu’il fait dire à un autre. Être acteur, c’est multiplier les identités sans être trop affecté par elles sous peine de verser dans le psychodrame. Si le métier d’acteur change la vie, c’est qu’il apprend à se connaître soi-même. C’est un combat, finalement. Avec le bonheur à la clé.

A. J. : J’ai dû me battre pour accepter la possibilité d’être heureux malgré les circonstances. J’ai mis longtemps à accepter l’idée que le bonheur ne soit pas insupportable, en particulier quand ma petite fille est née. Mais je suis en train de me libérer de l’idée du bonheur, pour aller vers la joie. La modernité véhicule une idée du bonheur qu’on identifie platement à l’hédonisme ou au bien-être… C’est une définition très pauvre, négative et assez fade, qui résume le bonheur à l’absence de tristesse, à la négation de tout ce qui contrarie le plaisir. La grande, l’infinie différence entre le bonheur et la joie tient en ce que la joie intègre les malheurs, les peines, les difficultés que le « bonheur » exclut. Être joyeux, c’est assumer la tristesse. Être heureux, c’est la récuser, croire qu’on peut (et qu’on doit) vivre sans elle. Le bonheur est belliqueux, la joie fait la paix.

B. C. : Bonheur ou joie ? Plutôt la joie, bien sûr, mais je ne suis pas certain de m’affranchir du bonheur aussi facilement qu’un philosophe. Le bien-être et les plaisirs, en tout cas, sont indispensables à l’équanimité, l’ataraxie, la tranquillité, la paix que décrit Alexandre. Ce qui est certain, c’est qu’il m’est arrivé d’être joyeux à l’intérieur de grandes souffrances et d’être triste dans des moments de grande joie, comme à l’adoption d’un enfant.

A. J. : C’est amusant – si j’ose dire – de constater qu’on parle de la joie comme on pourrait parler du deuil, dans la mesure où le travail du deuil consiste non pas à nier la mort de quelqu’un, mais à l’assumer, de la même façon, le travail de la joie consiste à ne pas nier la tristesse mais à l’assumer.

B. C. : Pour qu’un deuil soit un deuil, il doit être accompagné d’une joie. Sans joie, pas d’acceptation.

A. J. : Et sans acceptation, pas de chance. La chance n’est pas une faveur de la fortune, mais elle réside tout entière dans l’aptitude à recevoir le peu qui nous est donné. La « chance » reconduit l’injonction stoïcienne d’accepter ce qui ne dépend pas de moi. La chance compose avec la malchance.

B. C. : C’est l’histoire, que raconte Alexandre dans son livre, du paysan dont le fils se casse une jambe. Le père est accablé car, du coup, il ne pourra pas l’aider au champ. Mais le lendemain de sa fracture, la guerre est déclarée et le fils ne va pas sur le front. Tous les voisins qui, la veille, plaignaient le paysan reviennent le voir le lendemain pour lui dire combien il a eu de la chance. Moralité : d’un mal peut sortir un bien, et la confiance consiste à accepter de ne pas savoir ce qui est bon ou mauvais pour nous.

A. J. : De ce point de vue, a posteriori, on peut dire que mon handicap a été une bénédiction. Comme dit saint Augustin : « La mémoire est l’estomac de l’esprit. » On peut se libérer du passé en créant quelque chose à partir de lui, mais j’avoue que, sur le moment, la douleur (comme toute douleur) est injustifiable.

B. C. : Quand j’ai rencontré Alexandre, le premier conseil qu’il m’a donné a été de lire Lettres à un jeune poète de Rainer-Maria Rilke, un livre dans lequel j’ai découvert que l’artiste était un « passeur de lettres ». En d’autres termes, tout créateur est l’interprète de quelque chose qui le précède déjà. La création est une manière de s’abandonner à ce qui est en nous, de se libérer de ce qui nous empêche de coïncider avec nous-mêmes. Le créateur improvise et ne contrôle rien : les choses s’expriment à travers lui et presque malgré lui. Tout acteur peut témoigner que ce qui est intéressant dans sa démarche, c’est le moment où il n’en a plus la maîtrise, le moment de grâce où, malgré tous les dispositifs mis en place, il parvient à lâcher prise. C’est un exercice d’humilité : créer demande d’accepter qu’on ne soit plus le maître à bord .

source : Philosophie magazine 
Propos recueillis par Raphaël Enthoven