dimanche 19 juin 2011

Aux pays des moines avec Alexandre Jollien

« Un genre de vie simple est chose difficile : il y faut beaucoup plus de réflexion et d’inventivité que n’en ont les gens, même très intelligents. » Ainsi parle Nietzsche dans le Voyageur et son ombre. Chaque année, j’ai la chance de faire quelques retraites spirituelles qui me nourrissent, me ressourcent et me recréent. À chaque fois, je suis transformé, allégé et l’existence me paraît plus simple. Cependant, force est de constater que le retour à la maison peut être plus ou moins douloureux et les effets pacifiant d’une semaine, s’essouffler à la vitesse grand V. D’où l’intérêt pour moi de tenter de bâtir un style de vie propre à ancrer dans le terreau du quotidien la pratique spirituelle.
S’il est peu de choix dans la vie, je pressens que l’on peut bâtir un tant soit peu son mode de vie. C’est pourquoi j’ai décidé d’explorer la vie monastique, modèle de régularité, exemple de rigueur au service de la grâce, école de simplicité en somme. Depuis quinze ans, je n’étais pas retourné à l’abbaye d’Hauterive. Lorsque j’ai franchi l’enceinte du monastère, j’y ai soudain croisé le même moine en train d’arroser des plantes, comme il y a quinze ans, avec le même sourire, la même délicatesse, tout entier jeté dans la contemplation dans l’action. Cette rencontre m’a d’emblée pacifié. Plus que de la routine, j’y ai vu une stabilité, une fidélité que je n’ai pas encore. La ­cloche de l’abbaye sonnait à heures fixes et je rejoignais les moines pour les sept prières du jour. Les offices sont autant de pauses, de respiration. J’y trouve un premier enseignement. Tenter d’ancrer dans la journée quelques moments de retraite, même très brefs, pour s’extirper de l’embarras et regagner l’essentiel, la paix qui nous précède. Suit le repas dans le réfectoire où je contemple dix-neuf cisterciens qui se restaurent après une journée de labeur et de prière. Je songe avec émerveillement qu’il y a des centaines d’années, en ce réfectoire, d’autres moines accomplissaient les mêmes gestes. Et voilà que je goûte déjà un peu à l’éternité. Prévenant, le jeune père abbé, dans le silence, devine et précède chacun de mes besoins. Il me tend une paille pour boire, un gobelet spécial, me coupe la nourriture. Je pense alors à une phrase de la règle de saint Augustin : « Plus vous aurez soucis du bien commun avant votre bien propre, plus vous découvrirez vos progrès. » Vivre en communauté est une école de l’amour et de la fraternité. Plus que tout, l’accueil des frères me réjouit et me nourrit. Leur joie aussi. Et je me dis que la famille pourrait d’avantage être vécue comme une communauté, une école de l’amour où l’on pratique l’obéissance et le don, où l’on s’exerce à la joie.

Saint Benoît en sa règle nous donne quelques outils : honorer tous les hommes, soulager les pauvres, consoler ceux qui souffrent, secourir ceux qui sont dans la peine, ne pas mettre sa colère à exécution, ne pas la réserver pour plus tard, ne pas abandonner la charité, ne haïr personne, ne pas aimer contester. Bref, de quoi faire… En quittant le monastère, j’emporte le souvenir lumineux du père abbé. Et je retiens surtout qu’une règle de vie peut être le terreau d’une liberté joyeuse. Le grand défi réside dans l’application de la règle, de notre règle, dans le siècle. Être une mère de famille, un ouvrier surchargé nécessite autant de force et de vertu sinon plus que pour vivre une vie de moine. Et si s’inventer une règle consistait précisément à faire excellemment son métier d’homme et de femme, à devenir chaque jour plus humain là où la vie nous donne de vivre et d’aimer.

Alexandre Jollien est un philosophe et écrivain né en 1975 à Savièse, en Suisse. Son dernier livre, le Philosophe nu, est paru au Seuil.
(Source : La Vie)