lundi 17 juin 2024

Etre dans de bonnes mains

 Bien qu’elles me servent beaucoup au quotidien – elles tiennent le stylo, le pinceau, le volant, le couteau à pain, la brosse à dents, elles caressent le chat, désherbent les fraisiers et tournent les pages des livres – bien qu’elles soient mes premières et précieuses auxiliaires, je ne regarde que rarement mes mains. Elles sont ce qu’un bon auxiliaire doit être : efficaces et invisibles.

De bonnes et honnêtes mains


Je ne les traite pas très bien : ayant souvent à faire avec l’encre et la peinture, je suis restée à l’écart de cet engouement pour l’onglerie qui transforme chaque doigt en griffe ou en bijou. Tout au plus les paré-je d’une demi-douzaine de bagues en argent sans lesquelles, il est vrai, je me sentirais un peu nue. Elles n’ont jamais été fichues de faire un nœud marin ni d’apprendre convenablement le piano, mais ce sont de bonnes et honnêtes mains.

La difficulté que j’ai certains matins à passer l’anneau à mon annulaire droit aurait pu m’alerter : ces jours-ci, je me suis aperçue que l’un de mes pouces accusait au niveau de l’articulation une forte bosse, un peu rouge et sensible au toucher, qui lui donnait un air tout de guingois.

Et voici que je contemple, posées sur mes genoux, les mains de ma mère et de ma grand-mère. Elles sont assez trapues, un peu noueuses ; les articulations forcissent, la peau en est moins ferme : mes mains ont 50 ans. Ce demi-siècle que je n’ai pas vraiment conscience d’avoir traversé, j’en lis les stigmates dans chaque phalange un peu tordue ; le froid de l’hiver passé s’est chargé de rajouter à tout cela, en guise de pense-bête, une douleur légère mais tenace.

Mes mains ont 50 ans et quand je les regarde, ce sont les mains déformées, fripées, toujours affairées de mes aïeules que je vois. Des mains aux ongles taillés court, jamais en repos, qui équeutaient les haricots, essoraient la lessive et tricotaient des brassières. Mes mains ont 50 ans et moi aussi. J’ai perdu ma vue perçante et le pas léger de mes 20 ans ; mon corps s’alourdit, s’alentit. Mon corps n’a pas l’âge que je crois avoir et c’est un défi de chaque jour que d’habiter ce décalage.

Doucement, insensiblement, je recule


Je n’aime pas ça, bien sûr. Cela ne fait ni envie ni plaisir. Mais je suis reconnaissante à mes mains de me rappeler qui je suis – aussi : une femme qui fait son temps. Dans cette confusion du monde qu’il nous faut bien habiter, la jeunesse est le critère absolu et l’âge une malédiction à combattre par tous les moyens – je suis la première à mener une guerre opiniâtre et coûteuse contre les cheveux blancs. Mais je n’occupe pas seulement un morceau d’espace : j’habite un morceau du temps. Comme les saisons, comme les moissons, je passe.

Lentement, mais je passe. Je pousse comme un arbre et mon écorce se fait rugueuse, et mes rameaux un peu se tordent. J’aime à croire que c’est en solidité que je gagne, à tendre ainsi chaque printemps davantage mes branches vers le ciel. J’aime à croire que sous mon ombre il fait bon se poser. Que mes fruits ne sont pas que pour moi, qu’ils nourrissent les petits animaux et les oiseaux du ciel. Que cette ramure convenablement entretenue offre une protection aux jeunes pousses plus tard venues, aux arbres en devenir.

Mes mains de 50 ans, les mains des femmes à l’ombre de qui j’ai grandi, ce soir je les masserai d’un peu de crème douce, pour la souplesse et pour la gratitude ; en les remerciant de ces années dont elles portent la trace ; en soignant, à travers elles, tous les gestes qu’il me reste à accomplir, demain, après-demain et jusqu’à la fin de mes saisons. 


Anne Le Maître, autrice et aquarelliste, géographe de formation, vit en Bourgogne et enseigne aux jeunes et aux adultes. Elle a publié Un si grand désir de silence (Cerf), qui a reçu le prix littéraire de la Liberté intérieure 2023, et le Jardin nu (Bayard).

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