dimanche 13 juin 2010

Eau douce...


Heureux les doux de Alexandre Jollien

À l'heure des textos, des e-mails, des licenciements économiques, dans une société oppressante, je souhaite faire l'éloge de la vertu de douceur. Quand la concurrence sévit, lorsqu'un cli­mat de compétition règne, comment ne pas sombrer dans la brutalité, l'agressivité ou l'indifférence ? Et très concrètement, comment ne pas surréagir à ce courrier un peu froid? Comment rester libre devant l'autre sans pour autant se réfugier à l'abri de soi, bien au chaud? Loin de la niaiserie, la douceur constitue à mes yeux la véritable force de l'homme. Ce qui fait dire à Spinoza que le sage agit avec humanité et douceur. Être doux avec soi, oser une bienveillance, exi­ger le meilleur avec tendresse relève d'une ascèse et cela me plaît.
Les coups de la vie et les déceptions me poussent souvent, à rêver d'une insensibilité et, risquons le mot, d'une froideur qui en imposeraient et me protégeraient durablement des blessures qui naissent inévita­blement d'une rencontre authenti­que. Il y a peu, je m'entretenais avec un chirurgien. Il affirmait que, sans distance, sans barrière, le quotidien serait insupportable. Je suis de plus en plus convaincu du contraire. Cependant, tenir une attitude aussi éloignée de la crispation sécuritaire que d'une sensiblerie pathologique est délicat. La douceur permet cette justesse. Contrairement à ce que l'on peut croire, elle ne tolère pas tout. Rien ne la contrarie davantage que la candeur qui accepte l'intolérable et ne réagit à rien. La douceur n'est pas une passivité mais un élan vital.
Concilier douceur et détermination est sans doute l'une des choses les plus difficiles au monde, je l'avoue. De là à se priver d'un si fécond mariage, il y a un pas que je me refuse de franchir. Je me couperais de l'essentiel. Oser la douceur, c'est quitter résolument la brutalité, la violence, la distance pour accueillir autrui, le réel et soi sans aucune rudesse, c'est devenir profon­dément actif et résister joyeusement à toutes les passions tristes qui peu­vent s'élever. Sur ce difficile chemin, je trouve des guides : le Bouddha, le Christ avant tout, Spinoza, Etty Hifie­sum et tant d'autres. Je m'émerveille que ces doux soient des hommes et des femmes d'une force extraordinaire, presque surhumaine. On est loin du fadasse, du sirupeux et de l'inertie. Dans la lettre aux Galates, saint Paul considère au contraire cette vertu comme un fruit de l'Esprit, au même titre que l'amour, la joie, la paix, la patience, la bienveillance, la bonté, la confiance dans les autres, la douceur et la maîtrise de soi.
Pourquoi tant d'esprits chagrins dévalorisent la douceur ? Pour ma part, je désire faire de chaque ren­contre, de chaque être humain croisé dans la rue, de chaque proche, un maî­tre en douceur. Trouver en chaque personne une occasion d'abandonner peu à peu les réflexes, les instincts qui me portent à la colère, à l'agres­sivité, qui m'incitent à m'affirmer et à m'imposer. Je souhaite plutôt accueillir le monde le plus tendre­ment possible. Concrètement, tout peut devenir terrain d'exercices un e-mail indélicat, un passant trop pressé, un vendeur discourtois, voilà autant de maîtres qui m'exhortent à pratiquer la douceur quand tout me conduirait à la brutalité. La douceur ne vient pas de la répression, il ne s'agit pas de mettre une pierre sur nos rages, nos emportements mais, bien au contraire, de les recevoir avec tendresse et bienveillance. Car, souvent, la première victime de nos rudesses, c'est nous-même.

Alexandre Jollien est un philosophe et écrivain né en 1975 à Savièse, en Suisse. Il est l'auteur notamment, d'Éloge de la faiblesse et de la Construction de soi.
La Vie -29 avril 2010

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