lundi 13 janvier 2020

Le cerveau, notre meilleur ennemi

Voici une explication des raisons de notre possible disparition. La conclusion nous indique que seul le travail sur soi peut sauver l'homme de ces fonctionnements primaires.

Le cerveau humain est une arme fatale. une « merveille » construite sur un principe pervers.
Paradoxe : la presse s’inquiète pour le climat puis annonce la vente de milliers d'avions. Sommes-nous collectivement stupides? Si oui, pourquoi ?

Éléments de réponse de Sébastien Bohler dans un livre passionnant, Le Bug humain. Par Fouad Laroui


C'est par les Akkadiens que Sébastien Bohler commence ses « leçons de l’Histoire ». Après un fort accroissement démographique, ils se heurtèrent aux limites de la culture du blé. La terre se tarit. La civilisation s’éteignit comme une population de bactéries dans un tube à essai qui dévorent la nourriture, se multiplient puis meurent quand il n’y a plus rien à manger. Un acarien ne se pose pas de question non plus : s’il peut manger, il le fait et ne réfléchit pas à l’avenir. Mais nous sommes quand même plus avisés que les Akkadiens et que les acariens? 

Non, en fait. Il se pourrait que le passage sur Terre d’Homo sapiens ne dure que le temps d’un battement de cils comparé à celui des cœlacanthes, ces fameux poissons fossiles, ou des requins. Pourquoi? C’est là qu’il faut s’intéresser à cette arme fatale qu’est le cerveau humain. Cette « merveille » est construite sur un principe pervers. Le cortex, siège de l’inventivité, de l’imagination, de tout ce qui nous fait homme, est le fruit d’une évolution récente. Il doit cohabiter avec ce qu’il y a de plus primaire en nous : le striatum, au cœur du cerveau. Nous avons le même striatum que les souris, et il n’a que cinq objectifs : manger, se reproduire, acquérir du pouvoir, glaner de l’information (pour mieux atteindre les trois premiers objectifs) et faire tout cela avec le minimum d’effort. 
Et voilà le défaut de câblage de l’homme, le problème fondamental : son superbe cortex est au service de son très primitif striatum. Quoi qu’il invente, c’est le striatum qui s’en servira. Nous sommes ses esclaves. Il exerce son pouvoir sur l’ensemble de nos actes. Comment? Par la dopamine. Sur ce point, nous ne sommes pas différents de la lamproie. Lorsque ce poisson trouve une proie et s’en nourrit, son striatum libère de la dopamine, la « molécule du bonheur », ce qui renforce les circuits neuronaux qui ont mené à bien l’opération. C’est un apprentissage, en fait - un apprentissage agréable. Apparus sur Terre plusieurs centaines de millions d’années après la lamproie, nous ne fonctionnons pas autrement.

Obsédé, le striatum? Il ne pouvait pas en être autrement : « La sélection naturelle n’a conservé que des individus dotés de striatums fonctionnant de cette manière. [...]
Cet aiguillon qui leur disait : “Va, mange autant que tu peux [...]. Copule autant que tu peux [...]. Montre-toi plus important que les autres [...]. Avale autant d’informations sur le monde que tu pourras.” »

Le lecteur de Bohler retrouvera ici les trois formes de libido distinguées par saint Augustin il y a quinze siècles : libido sciendi (le désir de savoir, la curiosité), libido sentiendi (désir sensuel, charnel) et libido dominandi (la volonté de pouvoir). Avant lui, Aristote disait que le désir d’apprendre, comme le désir tout court, était naturel. La science contemporaine a donc confirmé ces intuitions. Mais à la différence d’Aristote, cet apôtre de la modération et du juste milieu, notre striatum ajoute : « Et fais cela plus que les autres, sinon ce sont tes gènes qui seront submergés par ceux de tes concurrents. En conséquence, ne te modère surtout pas. »

C’est là le nœud du problème, qui explique l’impasse dans laquelle l’espèce humaine se trouve. 
« Maîtrisant toujours plus de technologies pour assouvir nos besoins, nous sommes incapables de nous modérer. » Seuls dans le règne animal, nous disposons d’un cortex. Il a imaginé la révolution industrielle, l’agriculture intensive, la biotechnologie. Elles conjuguent leurs efforts pour satisfaire la boulimie du striatum - en vain : il est insatiable. Pour Freud, l’inconscient mène la danse. En lisant Bohler, on peut se demander si ce n’est pas, à l’intérieur du striatum, ce petit îlot du plaisir qu’est le noyau accumbens. Nous sommes plus « agis » par lui que par notre volonté consciente. Qu’en aurait pensé Sartre, pour qui l’homme choisit librement ses actes ?


L’obsession du statut social 

La libido dominandi se traduit dans une société « évoluée » par la recherche d’un statut social supérieur. Thorstein Veblen étudia, il y a plus d’un siècle, les motivations des consommateurs aux États-Unis. Quand l’individu est à l’abri du besoin, sa principale motivation devient le désir d’émuler ou de dépasser le voisin. La consommation devient « ostentatoire » et conduit au gaspillage. 
Comme souvent chez Bohler, il s’agit de thèmes connus, mais qui prennent ici une dimension scientifique : leur soubassement physiologique est dévoilé. Le fait de regarder un individu en battre un autre dans une compétition sportive nous donne un shoot de dopamine. Dommage que personne n’ait pensé à placer Jacques Chirac dans un scanner pendant qu’il regardait un match de sumo : on aurait vu son striatum s’illuminer chaque fois qu’un des gros bébés en projetait un autre au-delà du cercle sacré... Le Corrézien rêvait inconsciemment de se mettre dans le sillage d’une de ces montagnes de chair pour aller mettre une raclée à un autre chef de meute, François Mitterrand ou Édouard Balladur...

Dans une expérience réalisée à Oxford en 2018, on montre à des singes les logos de Nike ou de Coca-Cola, en leur donnant la possibilité de cliquer sur un bouton pour les revoir. Ils ne le font pas. Mais si on montre brièvement ces mêmes logos à côté de la photo d’un singe dominant, ils se mettent à cliquer de façon compulsive pour les revoir - même si la photo du mâle alpha n’y figure plus ! 
Ils « désirent » maintenant ces marques en elles-mêmes puisqu’elles sont associées à un rang social supérieur... Quant aux adolescents, leur cerveau est un pur striatum : les parties frontales qui seraient aptes à le freiner ont encore un temps de retard. On comprend que certains en arrivent à voler, voire à se prostituer, pour se payer le dernier modèle de Nike ou d’Apple.

La catastrophe consumériste résulte donc de cette combinaison fatale : le cerveau d’un primate et la technologie d’un dieu. Pendant des millénaires, les signes de statut social étaient réservés à une minuscule élite, et la planète pouvait supporter leur consommation superflue. Seul Pharaon avait droit à sa pyramide... Tout a changé depuis la révolution industrielle. Et le mouvement s’est accéléré au cours du xxe siècle.


Sortir de l’impasse

Il semble donc que, pris dans une spirale négative, nous finirons comme les habitants de l’île de Pâques, qui ont littéralement mangé leur île et ont disparu. À moins d’aller au plus profond de nous-mêmes : jusqu’au striatum. Le cerveau est malléable. Les techniques de « pleine conscience » peuvent permettre au cortex de prendre le dessus. Si une personne obèse s’astreint à manger en pleine conscience, elle commencera à perdre du poids : le circuit de récompense du striatum est détourné de la simple absorption de calories.

Seule une partie du propos de Bohler a été ici commentée. Il y a des pages fascinantes sur notre soif d’information et ses conséquences néfastes - « connaître la météo réchauffe la météo »; sur le fait que les cerveaux d’enfants ne supportent plus le calme ; sur l’expérience du marshmallow, si révélatrice ; sur le striatum de mère Teresa, qui donne lieu à des développements passionnants sur les notions d’égoïsme et d’altruisme, même si l’on regrette que l’auteur n’ait pas évoqué l’utilitarisme et Pareto ; sur une expérience « proustienne » de l’auteur, même si celui-ci oublie de mentionner Proust - il est vrai que sa « madeleine » est une odeur infecte d’égout... 

Tout cela procure un plaisir de lecture certain, mais le fond de l’affaire est évidemment très sérieux : avant qu’il ne soit trop tard, il faut arriver à ce que notre conscience soit à la hauteur de notre intelligence. Vaste programme. 


Le Bug humain, de Sébastien Bohler, éditions Robert Laffont, 268 pages, 20 euros.

source : Magazine La Revue (pour l'intelligence du monde)