dimanche 5 juillet 2020

Le jour où j’ai décéléré par Anne Laure Gannac (1)


Au bureau, ma chef m’appelle Lucky Luke, et ce n’est pas pour mes paires de bottes ou mes gros ceinturons. J’ai toujours tenté de dégainer plus vite que mon ombre, je n’y peux rien, je suis née pressée. Enfant, je voulais être adulte. Comme tous les enfants, bien sûr. Mais un peu plus, sans doute. À 2 ans, je me levais tôt pour préparer mon petit-déjeuner seule, raconte-t-on en famille : « Toujours tout fait plus vite, plus tôt que tout le monde ». Qui préférerait s’entendre dire qu’il a toujours tout fait plus lentement, plus tard que les autres ? La vitesse parle de précocité, d’autonomie puis d’efficacité, de rentabilité… Elle soulage les parents, satisfait les employeurs, arrange les amis qui n’ont jamais à attendre aux rendez-vous. Aussi n’est-ce pas sans une pointe de fierté que j’admets être du genre rapide. Pour moi, être en avance c’est être à l’heure et, être à l’heure, c’est déjà être en retard. « Avez-vous une idée du retard que vous cherchez à rattraper ? », me demande un jour une psychanalyste. Le mot "retard" ne m’évoque rien d’autre que le lapin d’Alice au pays des merveilles. Toujours pressé. Évidemment, il a rendez-vous chez la reine : cela vous met plus d’un lapin en état d’urgence. Quant à ce verbe, "rattraper"… il n’y a guère qu’un écart qu’il me soit impossible de rattraper : les huit années qui me séparent de ma sœur aînée et admirée… Un de ces moments magiques de l’analyse où, soudain, le plafond se fendille et laisse apparaître une évidence. Viennent également sur le tapis de son cabinet mon inquiétude à l’idée de "rater quelque chose", la sensation insupportable de rester sur mes acquis, de voir le monde avancer tandis que je stagnerais, de "prendre racine", consciente qu’il y a là bien des angoisses à apaiser.

Je ne veux renoncer à rien 
Mais je n’ai pas que cela à faire. Allongée sur ce divan durant quarante-cinq minutes, en pleine journée, ce n’est pas la position que je préfère. Enfant, j’ai vu mes parents constamment debout ou à table. Eux-mêmes n’ont jamais vu leurs parents vivre autrement qu’en pleine action. « Il y a toujours quelque chose à faire », répétait ma grand-mère, et « Ne flânent que les bons à rien ». Dotée de cet héritage, je suis en effervescence dans Paris, ce « refuge pour les infirmes du temps présent », et dans cette époque, qui a fait de l’urgence un mode de vie. Dans une société qui confond vitesse et précipitation, les plus lents et les moins réactifs sont suspectés de freiner la marche du progrès. « Derrière le mythe de l’urgence, il y a la garantie du dépassement, de l’extrême limite, de l’excellence, de la performance, et pour ainsi dire de l’héroïsme », remarque la sociologue et psychologue Nicole Aubert. Alors j’accélère, et joyeusement. Un sentiment de puissance m’étreint : je tiens mon temps par les rênes, je le dompte et le maîtrise. Pour un peu, je pourrais le compresser, l’écraser… le tuer. Pierre Niox, « l’homme pressé » de l’écrivain Paul Morand, se plaignait de ne pouvoir faire qu’une seule chose à la fois, « ce qui nous retarde tellement ». C’était dans les années 1940. Moi, j’ai mon téléphone portable, mon ordinateur, mes messageries…, technologie mise au service de mes fantasmes de démultiplication. Me voici dans la peau d’une sorte de Vishnou spatio-temporelle, capable de réaliser de multiples tâches dans l’instantanéité, ou presque, de mes désirs. Pouvoir tout faire, ne renoncer à rien, jouir du maximum : je ne doute pas que des fantasmes de toute-puissance sous-tendent mes pics d’accélération. « Je vais vite, très vite/J’suis une comète humaine universelle/Je traverse le temps », chantait, il y a quinze ans, avec Noir Désir, une génération (la mienne !) insolente d’aspirations. Cet Homme pressé est devenu l’hymne de l’individu moderne dans toute sa prétention à profiter de l’existence à la puissance mille. Pourtant, comment profiter de quoi que ce soit, à ce rythme ?

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