vendredi 11 mars 2016

Entretien avec Lee Lozowick (2)



WIE : Quel est le rôle de la discrimination dans la vie spirituelle, s'il y a discrimination ?

LL : Elle joue un rôle majeur particulièrement dans le sens où plus la nourriture est de qualité, plus le système est sain. Et cela s'applique à tout, à tous les niveaux, y compris à ce que nous lisons, aux films que nous regardons, et même, aux personnes à qui nous parlons. Si nous ne faisons pas attention aux champs énergétiques que nous croisons, la possibilité de développer un véhicule suffisamment fort et suffisamment clair pour passer au travers est minimale. Quand Bouddha parlait de la juste façon de vivre, de juste compagnie, de justes paroles, etc, je pense que c'est important. La discrimination est très importante. Nous devrions être sensibles à ce que nous portons à notre bouche, à ce que nous mettons dans notre esprit, à ceux que nous accueillons en notre compagnie, et des choses comme ça, quand nous en avons le choix. Parfois nous n'avons pas le choix. Au début, la discrimination de la part d'un élève, est juste un effort d'éducation, puis avec le temps cela devient plus instinctif. Dans mon cas, la discrimination elle-même est un geste spontané.

WIE : En 1976, vous êtes allé en Inde où vous avez rencontré le yogi Ramsuratkumar, que vous avez reconnu comme votre maître. La plupart du temps, quand les gens partent en Inde, ils y vont pour des raisons spirituelles, à la recherche de l'éveil, mais vous y êtes allé après votre éveil. Pourquoi ?

LL: Bien des changements importants qui se sont produits pendant l'évolution de mon travail d'enseignant - mon premier voyage en Inde, vivre avec des élèves, déménager en Arizona, ce genre de choses - l'ont été sans raison particulière. Sans être particulièrement intelligent, je trouve toujours des raisons, si je veux. Pour le premier voyage en Inde, c'était une volonté de rendre hommage à la source de ce que je savais être une affinité culturelle, une résonance ; pour rencontrer des enseignants, y compris ceux avec lesquels je sentais une très forte proximité, comme Ramana Maharshi ; pour visiter des ashrams ; et pour prier. Telles étaient mes raisons officielles pour y aller. Bien sûr, il m'a fallu plusieurs années pour me rendre compte de la vraie raison : un pressentiment d'ordre instinctif me poussant à m'engager à un niveau différent avec le Yogi Ramsuratkumar. Encore une fois, ce n'est qu'un point de vue rétrospectif. Lorsque je suis allé en Inde avec des élèves, j'avais prévu d'en finir avec cette affaire - y aller pour vérifier quelles étaient mes racines, et exprimer ma reconnaissance. Y aller, et puis voilà, c'était fini. Je n'avais aucune idée de ce que j'allais y trouver.

WIE : Quand vous avez rencontré pour la première fois le Yogi Ramsuratkumar, l'avez vous reconnu comme votre maître ?

LL : Non, il y a eu un premier voyage, puis un second trois ans plus tard, et ce n'est qu'une année après que j'ai commencé à lui répondre, dans une relation d'élève à maître - et encore, pas très sérieusement. Ce n'est pas avant le début des années 80, trois ou quatre ans après, que j'ai dédié ma vie à son enseignement, bien sûr sans même savoir s'il m'accepterait comme élève ou ce qui arriverait.

WIE : Vous avez dit que le Yogi Ramsuratkumar était la source de votre éveil, qui a eu lieu une année avant votre rencontre ? Comment une telle chose est-elle possible, sans même avoir rencontré la personne ?

LL : Pour un maître spirituel, le passé, le présent et le futur n'existent pas. Pour nous, tout arrive d'une façon très linéaire. En 1975, ce changement de contexte m'est arrivé. En 1976, j'ai rencontré Yogi Ramsuratkumar. En 1983, je me suis voué à lui comme à mon vrai maître. Mais pour lui, Jésus aurait pu naître 50 ans plus tard dans le futur. Une personne qui pour nous n'est pas encore née, a déjà pour lui une grande présence vivante. Le temps est complètement malléable. Alors, pour un maître tel que Yogi Ramsuratkumar, le passé, le présent et le futur sont totalement interchangeables. Il peut les interchanger à sa guise. Je ne peux pas décrire cela comme une loi physique, bien que je sois persuadé que cela est possible. C'est ainsi.

WIE : Vous a-t-il dit que cela s'était passé ainsi pour votre éveil ?

LL : Pas linéairement. Il ne s'asseyait pas pour se mettre à vous parler comme ça. D'abord, ma relation à lui était à 200% dans la réceptivité, alors je ne lui ai jamais rien demandé. Je n'ai jamais posé de questions. De temps en temps, j'étais curieux, mais sur le principe, je ne lui demandais rien, sauf le tout. Quand j'étais en sa présence, je ne faisais aucun geste dans sa direction, aucun. Alors je ne lui ai jamais demandé ce qu'il en percevait, bien qu'il ait dit des choses à des dévots indiens, que j'entendais. J'entendais mais ce n'était jamais direct. Et je savais que si je le lui demandais, il ne donnerait jamais une réponse directe.

WIE : La plupart des gens pensent qu'après l'éveil on n'a plus besoin de maître. Mais vous êtes entré dans une relation de maître à élève après votre éveil, alors que vous aviez déjà vous-même des élèves. Ressentiez-vous d'une certaine façon qu'il manquait quelque chose à votre réalisation ?

LL : Non, je ne pensais pas qu'il manquait quoi que ce soit. De mon point de vue, j'étais déjà dans cette relation au maître avant mon changement de contexte - ou le changement de contexte, puisqu'il n'était pas à moi - et c'est cela qui l'a permis. Ma relation à lui n'était pas une relation où je me sentais incomplet et où il allait compléter les pièces du puzzle. Tout cela est arrivé ; c'en est fini. C'est une histoire d'amour, c'est tout.
WIE : Quel est le but d'une relation de maître à disciple ? Quel est le rôle de cette histoire d'amour ?

LL : En un sens, ce n'est pas par la sadhana que vient l'éveil. C'est l'assimilation qui amène à l'éveil. Pour assimiler quelque chose, il faut être là, dans son champ, dans son aura. Le maître est la grâce même, la grâce vivante, et l'essence véritable de la sadhana est d'assimiler cela. Quand le disciple s'éveille, c'est parce qu'il a assimilé la grâce du maître, mais non parce qu'il a pratiqué la sadhana. Paradoxalement, il faut pratiquer la sadhana pour créer la résonance qui permet à l'assimilation de se produire. La sadhana, c'est comme préparer le terrain, mais vraiment il ne s'agit que de grâce. Et pour avoir la grâce, il faut être en relation avec la grâce. La présence physique n'est pas forcément nécessaire, bien que cela soit bien aussi. Vous pouvez obtenir cette présence de la grâce partout du moment que vous vous y accrochez. Mais le maître est le crochet, la source. On entend souvent des gens dire « pourquoi je ne peux pas aller directement à Dieu ? » Nous ne pouvons pas aller directement à Dieu, parce que le véhicule humain, qui est le maître, est à peu près tout ce que nous pouvons supporter. D'un autre côté, il y a des exemples comme Anandamayi Ma et Ramana Maharshi qui ostensiblement n'ont pas eu de maître. Mais ils ne sont plus là pour en parler, et je pense qu'ils auraient probablement admis la nécessité d'un médium humain pour s'accrocher à la grâce .



WIE : Quand j'entends les gens parler de dévotion ou de grâce, je me demande ce que la compréhension vient faire là-dedans ?

LL : La dévotion ne prend pas nécessairement la forme de « bhakti » (le yoga de la dévotion). La dévotion peut prendre la forme du yoga « jnana » (le yoga de la sagesse). Donc la grâce elle-même n'est pas forcément romantique, doucereuse et floue. On pourrait dire par exemple que Nisargadatta était transmetteur de la grâce, et il n'était pas particulièrement enclin à la dévotion. Il ne supportait pas la dévotion à son égard. Il ne faut pas identifier cette idée de grâce au « bhakti » traditionnel, parce que la grâce est accessible à travers toutes sortes de traditions. Même dans les écoles « bhakti », si c'est vraiment une école « bhakti » et pas seulement une approche sentimentale, même alors, l'amour est un feu. L'amour est un embrasement qui brûle, qui emporte tout. Ce n'est pas cette chose où les gens, la larme à l'œil, parlent de leur maître en disant «oh mon maître est si gentil et j'aime tellement mon maître». Si vous appelez une école, et qu'on vous répond de cette façon, il faut vous poser des questions.

WIE : Qu'est-ce qui fait alors que ce n'est pas seulement un sentiment, mais plutôt une ardeur qui embrase ?

LL  :C'est une métamorphose absolue. Comme la chenille qui devient papillon. La modification de la structure même est si grande et si profonde que cela ne peut pas se produire sans crise. Souvent, un des éléments de la crise sera ce feu épouvantable, cette chaleur ou « tapas ».
WIE : Quelle est la nature de cette « tapas », de cette crise ?

LL : C'est en partie la confrontation classique avec les illusions de l'ego qui s'y identifie comme à la réalité, et c'est d'avoir à démanteler cette dictature. Mais la première chose requise pour toute guérison est de reconnaître la maladie. La première chose à faire est donc de voir comme une maladie le fait de s'identifier au corps comme s'il était toute notre réalité. Cela requiert une reconnaissance honnête et une ré appropriation du côté névrotique du comportement utilisé par l'ego pour les besoins de sa propre protection. Cela peut prendre la forme de la honte, de la fierté, toutes formes de narcissisme et de cupidité. Nous vivons vingt, trente, quarante, cinquante ans et admettre que pendant tout ce temps tout ce que nous avons fait a été déterminé par notre égoïsme, notre narcissisme, demande une immense discipline, une immense attention et tout simplement beaucoup de travail. En théorie, nous pourrions entrer dans ce feu, et réaliser que nous avons été égoïstes, et cela serait notre révélation. Nous pourrions nous exclamer «Oh je ne veux plus du tout vivre comme ça» et partir de là. Mais dans la réalité la plupart d'entre nous ne voulons pas faire ça. En fin de compte cela revient à abandonner cinquante ans de ce que nous croyions avoir accumulé. C'est comme de renoncer à un immense compte en banque. C'est comme si vous étiez juif en Allemagne ou en Russie pendant le IIIème Reich et que vous aviez un coffre fort rempli d'or et que vous aviez la possibilité de sauter sur un bateau sans autre possession que vos vêtements, pour vous sauver. Qu'est ce que vous choisiriez ? L'or ou la vie ? La plupart ont choisi l'or et ont péri dans des circonstances atroces. C'est la même analogie. On peut faire le travail, comprendre l'illusion et choisir la vie, mais la plupart d'entre nous voulons aussi l'or. En vérité notre or est merdique, mais c'est simplement qu'il nous est si familier et aussi, qu'il nous a bien servi.

WIE : Qu'est-ce qui fait qu'une personne choisit la vie, même en donnant tout ce qu'elle a, tout ce qu'elle sait, et tout ce qu'elle a fait ?

LL : Personnellement, je pense que c'est l'amour. Et que ce soit dans la tradition «bhakti» ou la tradition «jnana», l'amour n'est pas cette expérience sentimentale et larmoyante. L'amour est l'essence vivante de la création. Si nous voulons cela ou si nous nous engageons à le servir, à un moment, nous voulons dépasser l'illusion de nos propres handicaps.



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