dimanche 19 juin 2022

« Notre monde cherche à nous détourner de l’essentiel »


 Voici une vingtaine d’années, je suis tombée en contemplation face à un visage de pierre du temple d’Angkor. Ses deux yeux étaient clos sur une illumination intérieure, et ses lèvres rayonnantes d’un sourire de joie.

Et voilà qu’une pensée a éclos de mes profondeurs, et j’ai entendu résonner en moi : « Tu es une enfant de la connaissance. » J’ai accueilli cette parole (qui semblait être, elle aussi, de connaissance) et je l’ai confiée au silence. Jésus n’a-t-il pas dit : « Laissez venir à moi les petits enfants ! » ? Si cette parole était de vérité, elle révélerait son sens, un jour, tout simplement.

« L’enfant que j’ai été »


Ce jour est advenu, le mois dernier, dans toute son évidence. J’attendais dans une salle d’attente peinte en bleu, donnant sur un jardin baignant de lumière. Face à moi, pas de visage de pierre, mais une petite chaise en bois pour enfant, avec une assise en paille. J’aime attendre sans plus rien attendre, car ces temps suspendus permettent à nos âmes de s’abandonner librement à leur fantaisie créatrice, et ils portent souvent des fruits étonnants. De fait, cette petite chaise vide s’est emplie d’une grande présence. Je n’étais plus seule dans la pièce… Une enfant était là, assise devant moi : l’enfant que j’ai été.

Je crois beaucoup à la vie cachée. Notre monde cherche à nous détourner de l’essentiel, en tournant nos regards vers ce qui se passe sur le soi-disant devant de la scène. Mais ce qui se joue là, « dans la grande assemblée », contribue moins au salut du monde, que ce qui se vit, à l’abri des projecteurs, dans notre intériorité ou notre intimité.

De simples et petits gestes

Une parole d’amour murmurée à l’oreille d’un amant, une main posée sur la main d’un mourant, un verre d’eau tendu à un enfant pèsent dans la balance. Ce sont ces simples et petits gestes qui ouvrent, dans nos vies cachées, la « porte étroite » du Royaume. Cette chaise en bois me tendant son miroir, j’ai plongé dans son regard, retombant dans la cache de l’enfance.

J’ai vu ma chambre bleue où je dormais seule à l’étage, écoutant les craquements des meubles et les gargouillements des tuyauteries. J’ai vu mon lapin blanc tapant du pied et sautant sur mon lit pour me réclamer des caresses derrière ses oreilles. J’ai vu aussi mes cheveux de Vénus, ces capillaires que ma mère me confiait pour que j’acquière la main verte. Jour après nuit, je suis « née » de cette chambre, de ce lapin, de ces fougères, dont j’ai pris soin et que j’ai « fait naître » dans un amour mutuel.

Vers la joie fertile et créatrice

Et si c’était cela le sens de cette parole de connaissance ? Avoir pour vocation, non seulement de connaître, mais aussi de « co-naître » ? Être une enfant, non de la connaissance, mais de la « co-naissance » ?

À quoi sert, en effet, d’être une somme et des bagages de connaissances, si nos rencontres ne nous permettent pas de nous donner mutuellement la vie ? Ne sommes-nous pas sur terre pour aller à la rencontre des uns des autres, et naître les uns des autres ? La Bonne Nouvelle, n’est-ce pas la joie fertile et créatrice de cette co-naissance, qui nous permet ensemble de « faire toutes choses nouvelles » ?


Naître et renaître ensemble

« Faire toutes choses nouvelles » est bien l’urgence des temps… Notre monde s’effondre comme une tour de Babel lourde de ses connaissances et avide de reconnaissance, ayant oublié que l’essentiel est de naître et de renaître ensemble à l’infini. Vivre entre hommes et femmes, entre générations, entre cultures et traditions, mais aussi entre Terre et Ciel, entre mondes visible et invisible, entre règnes minéral, végétal, animal.

En me rappelant ma chambre bleue, mon lapin blanc et mes cheveux de Vénus, cette chaise en bois me désignait la « porte étroite » vers cette féconde connivence : le talent des enfants de la connaissance de co-naître dans l’amour mutuel !

Charlotte Jousseaume est écrivaine. Elle anime des ateliers d’écriture et a publié Le silence est ma joie (Albin Michel), Quatuor mystique (Cerf), Et le miroir brûla (Cerf) et J’ai marché sur l’écume du ciel (Salvator).

-------------- source : La Vie