mardi 8 novembre 2011

Denis Marquet, un sacré satan...


Ça tend en moi

Atteindre son but ne rend pas nécessairement heureux, c’est parfois tout le contraire. Pensons à ces cas, plus fréquents qu’on ne le dit, où une réussite longtemps et ardemment désirée plonge son bénéficiaire dans une profonde dépression. En outre, quand le bonheur est néanmoins au rendez-vous, celui-ci dure étrangement peu longtemps. Ainsi que l’avoue Laure Manaudou : « comme tous les nageurs, je suis à la recherche de la petite seconde de bonheur quand on gagne » - tous ces sacrifices pour une seule seconde ! C’est pourquoi, sitôt une réussite obtenue, sans prendre la peine de savourer le bien acquis, nous voilà très vite inquiet d’un nouvel objectif.

Pourquoi vouloir atteindre un but ? Pour faire coïncider notre désir et la réalité ; mais lorsque ceux-ci se rejoignent enfin, nous nous empressons de creuser entre eux un nouveau fossé. . . Pour expliquer ce paradoxe qui nous interdit le bonheur, il est utile de comprendre à quoi est réellement dû le moment de bien-être qui suit un succès. À la possession de l’objet de ma quête (un bien, un amour, une médaille, un succès...) ? Ou plutôt au fait que, durant quelques instants, je m’autorise à ne plus tendre vers rien - au fait qu’enfin je me détends. Le bonheur, vérité trop élémentaire pour que nous l’apercevions la plupart du temps, ne serait-ce pas simplement d’être dé-tendu, et de jouir de la pure jubilation d’être ?

D’où notre impasse : pour atteindre cet état de détente intérieure qui est notre véritable aspiration, nous ne cessons de nous tendre (vers des buts), causant ainsi une souffrance dont l’absurde formule est la suivante : je me tends pour atteindre la détente. Si nous sommes ainsi possédés par Ça-tend, c’est que « se contenter d’être », comme disait Etty Hillesum, nous fait aussi terriblement peur. Si je me relaxe vraiment, est-ce que je ne risque pas de disparaître ? La détente profonde est accompagnée d’une perte du sens de l’ego et cette expérience de spatialité lumineuse, tellement libératrice et que nous désirons tant, nous terrorise. C’est pourquoi, fréquemment, nous ne convoitons pas réellement l’objet de notre quête, mais plutôt le bénéfice que celle-ci nous offre de demeurer tendus.

Soit, dira-t-on ; mais si je ne tends plus vers rien, qu’est-ce qui va me faire agir ? Le moteur de l’action, n’est-ce pas précisément de tendre vers un objectif ? Tellement habitués à agir tendus, nous avons fini par confondre détente et inertie. Or la véritable détente intérieure est une détente vers l’intérieur, laquelle nous reconduit à notre dimension profonde, à notre désir vrai. Et ce dernier est un autre moteur. Non la source du faire compulsif qui n’est qu’une fuite de soi, mais celle de l’acte spontané juste ; enraciné dans notre vérité vivante et ajusté à la mouvance des choses, porteur de grâce et porté par la grâce, celui-ci est réellement fécond parce qu’il est créateur.

Quand je ne suis plus possédé par Ça-tend, je suis le lieu du Ça-crée.



Denis Marquet
Source : Psychologies magazine