mardi 9 septembre 2025

Une conscience insaisissable par la pensée

 

« Le zen nous apprend ceci : lorsque l’homme lâche le moi ordinaire – et il le peut – ce qui reste n’est pas rien. Au contraire, toute la vie devient présente d’une autre manière. L’homme n’est plus un sujet percevant la vie comme une multiplicité d’objets délimités, mais un sujet dans lequel la vie est intimement présente au-delà de l’objectivité et des contraires. Cette nouvelle vision exige un élargissement de la conscience. »

Immanquablement, lorsque l’on parle dans un enseignement spirituel de changement de niveau de conscience, restant identifiés à notre conscience ordinaire, nous ne raisonnons qu’en termes d’acquisitions de performances supérieures gratifiantes pour MOI : « Enfin je vais élargir mes savoirs et mes pouvoirs ! ». Or, d’une part, cette autre conscience n’est accessible que si le moi relâche son emprise, et, d’autre part, cet élargissement de conscience est beaucoup plus simple et naturel que ce que le mental peut en penser et imaginer. Il n’est pas question d’augmenter ou de gagner quoi que ce soit, mais de retourner à la source de la conscience première, une et inclusive, noyau essentiel que nous sommes en vérité et que nous connaissons, car nous l’avons déjà connu et goûté.

D.T. Suzuki parle du satori, expérience fugace et momentanée de notre vraie nature, comme « d’une expérience à la fois nouvelle et ancienne ». Nouvelle, car l’expérience d’être est sans arrêt renouvelée et renouvelable. Dans un même temps, ce goût du vrai soi-même nous ramène à la conscience océanique dans laquelle nous avons commencé notre existence, baignant dans une inconscience vitale soumise aux seules lois du vivant. Ce sentiment océanique d’unité et d’appartenance à plus grand, nous pouvons, « consciemment cette fois », insiste Durckheim, le retrouver étant adultes : c’est le sens de la pratique et de l’engagement sur la Voie.

Cette possibilité, qui fait la grandeur et la richesse de « la précieuse vie humaine » (expression chère aux bouddhistes), nous ouvre « à la grande vie » et dépasse notre conscience ordinaire rationnelle avec laquelle nous abordons le monde habituellement. C’est pourquoi Durckheim l’appelle conscience sensitive supérieure ou conscience surnaturelle.

Ce retour à la conscience sensitive, « insaisissable par la pensée mais pas inconnaissable », est souvent vécu comme une régression pour la conscience rationnelle propre à l’être humain adulte ; conscience qui sait tout, peut tout, contrôle tout, et, de son point de vue, aura, saura, pourra encore et toujours plus.

Tout miser sur une compréhension intellectuelle est une impasse sur la Voie du zen.

Nous ne cherchons pas avec la tête une réponse à la question - qui suis-je ? -, nous nous efforçons de sentir, de vivre corporellement la réponse à la question - que suis-je ?

« La volonté de conservation du moi est une preuve du manque de transparence de l’homme à sa nature essentielle ; c’est un refus de s’abandonner aux forces de vie, au cycle de transformation qu’est la Vie. C’est précisément cela qui étouffe en lui la vie authentique. »

Pratiquer le zen, c’est passer de la recherche d’un idéal, fausse représentation mentale de la réalité, à une expérience corporelle concrète et vraie.

« La vérité est une qualité sensorielle indépendante de la volonté de comprendre » rappelle Jacques Castermane. Alors, plutôt que de chercher à acquérir des facultés en plus, il s’agit de se défaire de tout ce qui voile notre profondeur, afin de sentir « cette vie intimement présente » qui nous anime. Ce que nous savons, ce que nous attendons, ce que nous espérons sont des idées, des concepts, des « contenus » de notre conscience ordinaire. Nous devons laisser tomber cette habitude de saisir le monde par la pensée si nous voulons goûter l’enseignement du corps vivant, Leib : une expérience sensorielle et vivante.

On oppose constamment corps et esprit, d’autant plus si l’on se dit sur un chemin spirituel : il y a les bassesses matérielles d’un côté, peu intéressantes, et, heureusement, l’esprit spirituel pour nous tirer vers le haut.

« C’est un grand malentendu de croire que l’exercice spirituel est une concentration sur un contenu transcendant, un effort pour s’identifier à une image transcendante. Cette identification peut être un très beau moment, mais c’est une illusion totale de croire que la présence d’un contenu transcendant dans la conscience transforme l’homme. Le sens du chemin est la transformation de l’homme, pas de le remplir avec des contenus sacrés. L’exercice spirituel a pour sens de devenir un autre, et c’est en devenant un autre qu’on verra autrement et qu’on verra autre chose.»

En engageant le corps dans l’apprentissage d’une technique, d'un exercice régulier (ce que nous nommons exercice spécifique sur la Voie), ou dans une présence attentive aux activités quotidiennes les plus simples (ce que nous appelons le quotidien comme exercice), nous pourrons nous transformer. Une attention soutenue nous permet de renouer, instant après instant, avec le geste vivant qu’est être. « Faites tout peu plus lentement ! Prenez soin du Geste ! Plus de fluidité et de dignité dans le geste ! » Ces instructions maintes fois répétées dans la pratique participent à « mettre de l’être dans chaque action ».



La voie du Zen nous ramène au vécu sensoriel, à la subjectivité, au sentiment intime d’être, qui ne s’appuie pas sur des théories, des dogmes ou des idées, mais sur l’expérience corporelle immédiate du pratiquant.

La technique renouvelée maintes fois nous montre comment renouer avec notre profondeur en nous appuyant sur des forces que nous avons oubliées au profit des seules forces de l’esprit.

S’ouvrir aux « ressources du corps », c’est le sens sacré du retour au bassin, au ventre, aux pieds, dans la pratique d’un exercice, aussi simple soit-il : retrouver et libérer les forces du centre vital, Hara, qui portent et accompagnent l’homme dans son lien à la vie universelle.

Corps, « champ de sensations, champ d’actions, champ de conscience », de plus en plus libre des tensions physiques, émotionnelles, mentales, nous relie à l’intelligence vitale.

Corps nous plonge dans nos racines, par un retour à la conscience originelle, et réalise pleinement notre complétude d’être humain. Seule source de réel apaisement ?

Et si la reconnaissance et la libération du point d’appui vital, Hara, était la clé pour retrouver un esprit clair et apaisé, un cœur confiant et ouvert ?

Les réponses à ces questions ne peuvent être qu’exercées, goûtées, renouvelées.

 

Joël Paul

 Tous les textes ou expressions en italique sont de K.G Durckheim

Livres : « Le centre de l’être » - « Méditer pourquoi, comment ? »

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