vendredi 3 avril 2015

Méditer le chemin de croix avec Timothy Radcliffe

Prier chacune de des étapes qui conduisent à la crucifixion du Christ ouvre paradoxalement à l'espoir. C'est la vision du dominicain anglais Timothy Radcliffe, qui relit pour nous les souffrances du monde dans ce chemin vers Pâques.

Une fois l'an, dans les églises, la lecture exhaustive du récit de la Passion pour le dimanche des Rameaux a quelque chose de théâtral et de poignant. Ce déroulé implacable et détaillé d'un procès expéditif, d'une exécution publique, quand on prend le temps de l'écouter de bout en bout, nous renvoie à la tragédie du monde. Un drame non plus antique, mais étonnamment contemporain et perpétuellement rejoué sur toutes les places en guerre de la planète. L'injustice, la lâcheté, la trahison, la cruauté, tout y est ! Comme un coup d'oeil dans le miroir de notre nature humaine, une prise de conscience nécessaire... mais pas désespérante. Car c'est aussi le moment pour l'auditeur de réaliser toute l'audace du christianisme. L'inouï d'un Dieu qui ose se livrer aux mains des hommes. Paradoxe ! La croix, ce symbole du christianisme, s'il a pu nous paraître vieillot et exagérément doloriste lorsqu'il ornait par trop les murs de nos maisons, cette croix emblème des supplices inventés par les hommes est aussi le creuset de l'espérance et d'une confiance inégalée. Car c'est là même, au fond du gouffre, que Dieu en Jésus rejoint l'homme, prouvant qu'il ne l'abandonnera jamais au coeur du mal. La liturgie de la Passion comme le chemin de croix, relu ici pour nous par Timothy Radcliffe, sont non seulement d'actualité, mais ouvrent à l'humanité un nouvel avenir et un sens possible.
Elisabeth Marshall, rédactrice en chef de La Vie


Dans les bidonvilles d'Amérique latine, à Bagdad, en Irak, ou au coeur des cités asiatiques, Timothy Radcliffe a parcouru de nombreux chemins de croix avec ses frères chrétiens. Ancien maître de l'ordre des Prêcheurs, il s'est fait connaître par sa liberté de ton sur les questions de société. Vivant actuellement au couvent dominicain d'Oxford, en Angleterre, il continue de visiter le monde entier pour enseigner. Dans son dernier livre, Chemin de croix, paru aux éditions du Cerf, il nous présente une méditation née de toutes ses rencontres avec la pauvreté et l'exclusion.


Comment lire le chemin de croix, en méditant étape par étape ou en choisissant celles qui nous touchent ?

Chacun est libre de prier comme il le souhaite. Toutefois, je préconise de lire les stations les unes après les autres. Jésus accomplit un voyage complet, de sa condamnation jusqu'à sa mise au tombeau. Nous comprenons mieux ce drame si nous l'accompagnons tout au long de ce chemin.

Comment comprenez-vous l'affirmation selon laquelle « le Christ a souffert pour nous » ?

Pour ma part, j'invite plutôt à penser qu'il souffre « avec » nous. Lorsque notre existence est difficile, nous pouvons nous sentir seuls, mais Jésus demeure toujours à nos côtés. Sur la croix, il partage même l'expérience de l'absence de Dieu que nous pouvons connaître parfois.

Le chemin de croix semble avoir pour effet de culpabiliser les croyants en les accusant d'être comme ceux qui ont rejeté le Christ...

Au contraire, méditer ces stations devrait nous procurer de l'espoir. Si nous tombons, nous savons que Jésus a également chuté. Si nous nous sentons faibles, nous comprenons que Jésus a aussi éprouvé ce sentiment. Rien de ce que nous vivons de difficile ne doit nous faire sentir loin de Dieu.

À la deuxième station, vous écrivez que « Jésus supporte le poids de la croix, afin de nous libérer d'une gravité accablante et que nous connaissions une joie spontanée ». N'est-il pas surprenant de parler de joie dans ces moments-là ?

Je rentre de Bagdad où j'ai effectué une visite à mes frères et soeurs. C'est au quotidien qu'ils vivent chaque station de la croix. Et pourtant, au milieu de la souffrance, ils éprouvent souvent une joie, même si elle peut être souterraine, comme une rivière qui disparaît pendant un certain temps avant de refaire surface. Notre foi ne nie pas la souffrance humaine, nous devons reconnaître sa présence honnêtement. Mais l'histoire de Jésus est toujours nourrie de l'espoir, de celui qui « en vue de la joie qui lui était réservée, endura la croix, sans tenir compte de la honte, s'est assis à la droite du trône de Dieu », pour reprendre le passage de l'épître aux Hébreux (12, 2).

Quand Jésus tombe pour la première fois, vous expliquez que « nos premières chutes font vaciller l'image que nous avons de nous ». Existe-t-il de « bonnes » chutes ?

Oui, elles peuvent devenir des moments de grâce. C'est pourquoi saint Augustin a parlé de la chute comme une felix culpa, une « heureuse faute ». Dieu est si créatif que même nos échecs peuvent se révéler fructueux. Une fois, alors que je me confessais, le prêtre m'a dit : « Soyez reconnaissant pour vos péchés. » J'ai été choqué, mais j'ai compris plus tard ce qu'il voulait exprimer. Parce que j'ai été faible et que je suis tombé, je peux probablement mieux soutenir les personnes qui sont impliquées dans la « même galère » !

Puis Jésus est aidé par Simon de Cyrène à porter sa croix et vous notez que « Dieu a voulu nous rendre dépendants les uns des autres ». Pourtant, il n'est pas si facile d'accepter l'aide d'un inconnu.

Mais cela arrive tout le temps ! Lorsque j'ai été hospitalisé, j'ai bénéficié des soins des infirmières et des médecins que je ne connaissais pas. Parfois, il est même plus difficile de recevoir l'appui d'un proche. Dans ces cas-là, nous pouvons être plus embarrassés !

Quand Véronique essuie le visage de Jésus, vous vous réjouissez que Jésus trouve « au milieu d'une foule de visages hostiles une femme qui le regardait avec pitié ». N'est-ce pas « naïf » de valoriser ainsi un simple regard ?

Pas du tout, souvent cette attention correspond précisément à ce dont nous avons besoin. C'est le commencement de tout ministère chrétien. Quand je donne une conférence, il y a régulièrement une personne dont le sourire m'encourage à continuer. Si nous ne sourions à personne, alors nos efforts pour aider les autres constituent une perte de temps.

Jésus tombe une seconde fois et vous écrivez : « Jésus a partagé notre faiblesse afin que nous arrivions à partager sa force ». Quelle est cette force ?

Les théologiens des premiers siècles avaient l'habitude de dire que Dieu s'est fait homme pour que nous puissions devenir Dieu. Jésus a expérimenté notre faiblesse, nos luttes humaines, nos douleurs, afin que nous puissions nous nourrir de cette vie irrépressible qu'est Dieu. C'est pourquoi les chemins de croix tiennent une place centrale en Amérique latine où il y a tant de pauvreté. Je me souviens à Montevideo, en Uruguay, d'avoir accompagné les gens de station en station : tout ce qui était survenu à Jésus leur était arrivé !

Quand Jésus est dépouillé de ses vêtements, vous dites qu'Il « se dénude pour lutter contre la honte, l'humiliation ». En quoi consiste cette nudité « positive » ?

Observez David qui s'est dénudé pour lutter contre Goliath. Nu, il est plus rapide et plus difficile à attraper. Nous sommes souvent accablés par l'armure que nous endossons, mais qui ne nous correspond pas. Nous estimons devoir maintenir notre dignité en dissimulant notre faiblesse et en prétendant que nous sommes des personnes très importantes. Mais cette attitude nous oblige à vérifier en permanence que les autres ne nous manquent pas de respect. Quelle libération que de laisser tout cela et être simplement nous-mêmes !

Puis le Christ est crucifié. Vous notez que les quatre Évangiles adoptent alors un regard différent, lequel ?

Matthieu et Marc nous montrent un homme subissant un abandon radical sur la croix. En lui, Dieu prend en charge quiconque se croit abandonné ou trahi. Chez Jean, la crucifixion décrit un couronnement dans la gloire. Enfin chez Luc, Jésus s'en remet au Père. Il est allé jusqu'au bout.

De quelle attitude vous sentez-vous le plus proche ?

J'aime la tendre humanité du récit de Luc. Jusqu'à présent, je ne me suis jamais senti totalement abandonné par Dieu. Je n'ai pas non plus connu une souffrance aussi glorieuse que le Christ. Je ressens encore de la proximité avec ce larron crucifié au côté de Jésus qui a osé lui demander de le laisser entrer dans le paradis !

Laquelle de ces attitudes est-elle la plus valorisée par notre époque ?

Cela dépend du continent où vous vivez. En Amérique latine et dans les lieux de grande souffrance, les personnes se sentent souvent très proches de Jésus qui paraît totalement abandonné. En Europe, beaucoup d'Occidentaux, comme moi, se réjouissent de la tendresse exprimée dans l'Évangile de Luc, notamment celle de Jésus envers le larron. En Asie, où la tradition est profondément contemplative, il me semble que les croyants se trouvent plus en proximité avec Jean et la gloire dissimulée sous la souffrance.

En quoi est-ce un couronnement dans la gloire ?

Pensez à ce merveilleux film Des hommes et des dieux. Notamment quand les moines de Tibéhirine célèbrent la sainte cène. Leur visage paraît comme mort avant de s'illuminer. C'est un moment de profonde tristesse, mais aussi d'une immense beauté. Peut-être peut-on percevoir dans ces images quelque chose de la splendeur de ceux qui donnent leur vie.

Quand Jésus est descendu de la croix, vous êtes particulièrement touché par le geste de tendresse de Marie.

Oui, n'attendons pas qu'une personne soit morte pour nous montrer attentionnés vis-à-vis d'elle. Souvent, nous aimons les gens, mais nous ne leur disons pas, par timidité ou par crainte que notre affection soit rejetée. Mais dans les deux cas, prenons le risque de nous exprimer !

Les orthodoxes semblent valoriser davantage la Résurrection. Que peut-on apprendre d'eux pour vivre les semaines suivantes ?

Est-il si vrai que les orthodoxes accordent plus de place à la Résurrection que nous ? J'en doute, car notre foi ne serait rien sans elle ! Notre société est tellement occupée à faire que nous pensons devoir nous remettre au travail dès le lundi. Or, nous avons besoin de temps pour célébrer cette fête de Pâques, nous reposer en Dieu et nous détendre dans cette joie pascale. Nous autres êtres humains sommes aussi faits pour jouer. Prenons régulièrement des périodes de jeu, sinon nous allons oublier pourquoi nous existons !

Finalement en quoi le chemin de croix annonce déjà la résurrection du Christ ?

Si Jésus n'était pas ressuscité d'entre les morts, nous n'aurions pas à marcher sur ce chemin de croix. Si son existence n'avait mené nulle part, il ne servirait à rien de nous souvenir de Jésus. Nous faisons mémoire de la souffrance afin de comprendre plus profondément la joie qui vient après. Se rappeler ainsi les étapes de ce chemin croix est déjà une célébration de Pâques, car tout est orienté vers la victoire de la vie.


Timothy Radcliffe :
1945 Naît à Londres.
1965 Entre chez les dominicains.
1987 Provincial chez les dominicains en Angleterre.
De 1992 à 2001 Maître de l'ordre des Prêcheurs.
2000 Publie Je vous appelle amis, Cerf.
2014 Participe au Livre noir de la condition des chrétiens dans le monde, XO Éditions.
2015 Publie Chemin de croix, Cerf.


> Une invention franciscaine :
Présents en Terre sainte depuis 1220, les Franciscains ont pris l'habitude de revivre les différentes étapes du Vendredi saint. Progressivement, ils ont transformé cette pratique en rite à Jérusalem, puis dans leurs églises en Italie. L'attrait pour cette cérémonie a été tel que le pape Clément XII a accordé en 1731 la permission de créer des chemins de croix dans d'autres églises que celles des Franciscains. De leur côté, les protestants font remarquer que certaines étapes comme la présence de Véronique n'ont pas de fondement biblique.

> À lire : Chemin de croix, de Timothy Radcliffe, Cerf.
La Logique de l'amour. Chemin de croix avec le pape François. Chaque station est accompagnée d'une courte méditation du Saint-Père, chacune fait preuve d'une grande empathie pour tous ceux qui vivent les épreuves du monde actuel. La fatigue, le découragement, la solitude. Éditions des Béatitudes.