dimanche 2 novembre 2014

Digestif pour l’aigreur avec Alexandre Jollien


Tandis que j’engouffre un morceau de pizza quatre saisons au bistrot du coin, mon regard tombe sur un couple d’un certain âge. Leur discussion s’envenime, semble n’être que pur fiel. Dès qu’un des partenaires parle, l’autre le descend littéralement. Je me désintéresse de la pizza pour être totalement happé par ce couple. Un sentiment de tristesse m’envahit. Dehors, deux amis discutent de politique. Je les vois derrière la vitre : ils s’agitent, leur visage rougit, l’un se lève, et ils se séparent à grand renfort de cris et de gestes. Pour peu, ils en seraient venus aux mains. Mon attention se fixe ensuite sur une dame qui pousse un déambulateur. Elle s’approche de notre table. Je lui demande comment elle va, elle me répond : « J’ai la maladie d’Alzheimer, je deviens chaque jour un peu plus gaga. » Puis elle repart. Après un silence, j’interroge ma femme : « C’est moi, ou ils sont tous un peu spéciaux ici ? » Ma douce me répond que c’est un bistrot de quartier et que la comédie sociale, ici, n’a pas lieu.

Mon regard se dirige à nouveau sur le couple, une vraie castafiore et son laquais. Dès lors, je pense au couple, à ce qui maintient deux êtres ensemble toute une vie durant, à la difficulté de ne pas s’aigrir dans l’épreuve, la routine, les déceptions… Comment rester légers… ? Je songe aussi à la compassion. Je devrais embrasser dans un regard bienveillant tous ces êtres bizarres, comme moi. Et pourtant, devant ce spectacle, j’en viens à désespérer de la condition humaine. Une glace au chocolat m’est apportée par une jeune de Mongolie, tout sourire. Elle flotte dans cette atmosphère un peu lourde. Alors que je me désespère, je demande à ma femme ce qu’elle pense de tout cela. Elle me répond par une question : « Pourquoi est-on venu sur Terre ? » Voilà qui achève mon mal-être. Nous allons tous mourir et nous nous abîmons, parfois, dans la haine, dans le ressentiment. Nous perdons cette légèreté que je viens d’entrevoir dans un sourire. Que faire ? Comment être juste là à ma place, sans me laisser paralyser, polluer ? Tandis que j’observais les hôtes particuliers de ce restaurant, tandis que je me perdais dans des considérations brumeuses, j’ai peut-être manqué l’essentiel.


À mes côtés, ma petite fille de 15 mois sourit, elle s’agite, réclame qu’on la dépose par terre. Une fois au sol, elle marche, elle se dirige d’un client à l’autre, leur tend les bras. Pour elle, il n’y a pas d’hommes en colère, pas de « vieille aigrie », juste des êtres. Elle se retourne puis fonce vers les escaliers… Et là, la vieille dame soi-disant gaga nous alerte. Tout le monde l’imite. Même le couple en pleine dispute semble prendre soin de ma fille bien-aimée. De même, le barman agité dans sa course regarde le petit être. Je me dis que le monde n’est pas si noir, que le bien cohabite avec le côté plus sombre de l’existence et qu’il s’agit peut-être pour moi de retrouver un regard d’enfant.

Regarder avec bienveillance celle qui passe à mes yeux, déjà, pour l’acariâtre de service. Deviner sans avoir peur le lot de souffrances qui occasionne un tel repli. Dès lors, aller boire un café ou manger une pizza devient un exercice spirituel. Ne pas juger, ne pas figer les individus – sans nier la misère – et surtout y trouver une invitation à puiser l’amour là où il se donne pour le répandre avec joie.


source : La Vie